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avec les sentimens et les pensées des hommes ; il ne se ressent pas davantage des impressions de la nature. Les poètes qui se succèdent à travers les âges forment entre eux une chaîne mystérieuse parfaitement isolée des influences terrestres, et dont le premier anneau touche au ciel. Aristote, qui comprend tout autrement l’origine de la poésie, fait d’Homère un génie aussi libre, aussi personnel, que les poètes des époques postérieures, tels que Pindare, Eschyle, Sophocle ou Euripide, génie critique autant que créateur, ayant pleine conscience de ce qu’il fait, possédant son art aussi complètement que Virgile ou tel poète des époques de réflexion. C’est aussi le jugement d’Horace, qui ne voit dans les beautés de cette poésie naïve et toute primitive que les produits d’une véritable œuvre d’art, et dans les répétitions et les longueurs qui s’y rencontrent que les défaillances d’un génie fatigué. Il faut lire Quintilien sur Homère pour juger d’une pareille méthode critique. Nul ne se doute, parmi les anciens, des vraies sources et des caractères propres de la poésie homérique.

Dans les temps modernes jusqu’à notre siècle, l’histoire n’a guère été comprise, composée, écrite autrement que dans l’antiquité. A côté des chroniqueurs et des historiens purement novateurs, il y a eu sans doute des historiens éloquens ou profonds à la manière de Thucydide, comme Machiavel et Guichardin ; mais entre les mains des uns comme des autres l’histoire est restée un genre littéraire, la représentation toute personnelle et toute dramatique des événemens. Machiavel est peut-être l’historien qui a poussé le plus loin la confiance dans les ressources du génie humain, lui qui enseigne si bien l’art de réussir à tout prix et par l’emploi des plus détestables moyens. Sous ce rapport, ses livres sont encore une école de politique, sinon de morale, comme les livres des historiens antiques.

Voilà l’histoire dans l’antiquité. Ce qui en fait l’immortelle beauté, ce n’est pas seulement la langue, le style, l’art de la composition ; c’est la pensée, l’esprit dans lequel elle est écrite. Toujours plus ou moins épique et dramatique, elle est une source inépuisable d’émotion et de plaisir ; elle est l’école de toutes les grandes et fortes vertus, un enseignement vivant d’héroïsme, de patriotisme, de civisme, de stoïcisme. Ce qu’elle n’est jamais, c’est une science qui ramène les faits à leurs lois, une philosophie qui remonte aux véritables causes. Pourquoi l’histoire a-t-elle été ainsi traitée par les historiens romains et grecs ? Cela tient avant tout au génie même de l’antiquité, génie essentiellement pratique et politique qui faisait de toute chose, science, art, religion, poésie, histoire, une institution d’état. Il n’est pas douteux cependant que la constitution géographique des peuples n’y soit pour quelque chose. Les