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à Bicêtre. Il faut prendre un parti cependant, et ce transvasement perpétuel d’un homme qui est fou ici et qui là n’est plus fou ne peut se prolonger. Comme il est étranger, on lui applique la loi du 3 décembre 1849, et, sur sa demande, on le reconduit à la frontière belge. Quatre jours après, il se rend à un poste de police de Paris parce qu’il est sans asile. C’est un cas de rupture de ban ; il passe en police correctionnelle et est frappé de trois mois de prison. Sa peine faite, sur sa demande encore on le transporte à la même frontière. Six jours après, on arrête un nommé Reybaud en flagrant délit de vol. On l’envoie au dépôt, où il est reconnu. C’est Sidi-Sahel. Une nouvelle condamnation l’envoie en prison, où il est encore. Il ne s’appelle ni Sidi-Sahel, ni Reybaud ; quel est son nom, est-ce un criminel, un maniaque ? Nul ne le sait.

Parfois on se heurte contre une loi formelle et des circonstances si particulièrement exceptionnelles qu’on hésite devant une décision définitive. Il y a deux ou trois ans, un vieillard est arrêté au moment où, dans une rue très fréquentée de Paris, il demandait l’aumône. Interrogé, il répond avec une extrême douceur et un accent de vérité qui commande l’attention. On fait prendre des renseignemens sur son compte, ils ne sont point défavorables ; mais en poursuivant les recherches pour savoir s’il est vraiment digne de l’intérêt de l’administration, on s’aperçoit qu’on est en présence d’un forçat évadé qui a été condamné en 1825 aux travaux forcés à perpétuité pour vol à main armée sur une grande route. On le fait déshabiller, il porte la marque T. F. Le doute n’est pas possible ; du reste le malheureux avoue. En 1845, il s’est échappé du bagne, il s’est caché à Paris, y a établi, dans un quartier populeux, un petit commerce de bimbeloterie qui a réussi et lui a permis de vivre honorablement. Il s’est marié et a un fils. En 1848, il a été lieutenant de la garde nationale, a fait son devoir dans les momens difficiles et s’est toujours bien conduit ; puis les mauvaises heures sont venues, la faillite a emporté le petit commerce, la misère et la faim ont frappé à la porte ; il est bien las, il voudrait ne pas aller aux galères finir les jours qui lui restent à vivre. Que faire ? Rejeter cet homme sous la chiourme des bagnes, continuer à le punir en 1865 d’un crime qu’il a commis il y a quarante ans, oublier qu’après vingt années de bagne, évadé, il s’est tenu avec fermeté hors de la mauvaise voie, et que c’est la misère seule qui l’a remis entre les mains de la police, alors que celle-ci le croyait mort depuis longtemps ? C’est ce que la loi exigeait, mais il est telle occurrence où les devoirs d’humanité parlent plus haut qu’elle. Quant à le mettre en liberté, c’était impossible. On prit un moyen terme : l’homme fut maintenu au dépôt ; on n’y était pas bien