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par une sorte de bravade contre la police, de défi jeté à la société, les voleurs s’ingénient à se timbrer de marques indélébiles qui, pour celui qui les traque, équivalent le plus souvent à une constatation d’identité. Chez la plupart d’entre eux, c’est de la forfanterie, mais pour plusieurs c’est le résultat de l’ennui et du désœuvrement. Dans les préaux des prisons, ne sachant que faire, ils s’abandonnent à ce passe-temps au moins inutile, quand il n’est pas dangereux. Il en est de même dans les casernes et à bord des navires pendant les longues heures mélancoliques que la discipline laisse inoccupées. L’imagination des tatoueurs va souvent plus loin qu’on ne pourrait le croire, et l’on cite un matelot marseillais qui s’était fait tatouer, des pieds aux épaules, d’un costume d’amiral ; rien n’y manquait, ni les boutons, ni les épaulettes, ni l’épée, ni même la plaque et le grand cordon de la Légion d’honneur. L’opération est fort simple. À l’aide d’un poncif, on estampe sur telle partie du corps indiquée un dessin quelconque, puis avec quatre aiguilles enfoncées par la tête dans un bouchon qui sert de manche et réunies par la pointe à angle aigu, on pique les contours de l’image assez profondément pour pénétrer dans le derme ; selon qu’on veut donner au tatouage une teinte bleue, jaune ou rouge, on trempe les aiguilles dans de l’encre de Chine, de l’ocre ou du cinabre. Le premier procédé seul laisse une trace indélébile ; l’ocre pâlit peu à peu et finit par devenir indistincte ; quant au cinabre, qui est, comme chacun sait, composé de soufre et de mercure, il semble attiré par les ganglions lymphatiques, car il est absorbé par eux et ne laisse plus de traces perceptibles.

On peut jusqu’à un certain point, en examinant le tatouage d’un individu, savoir s’il est du nord ou du midi de la France, ou tout au moins s’il a été tatoué sur les bords de l’Océan ou sur ceux de la Méditerranée. En effet, dans ces dernières contrées, l’influence musulmane a persisté ; le Koran prohibe la représentation plastique des êtres vivans, et l’on dirait que, fidèles à ce précepte, les tatoueurs méridionaux évitent avec soin de figurer des animaux, des hommes ou des femmes ; ils se contentent de dessiner des emblèmes : pots de fleurs, soleils, armes et drapeaux entre-croisés ; les gens du nord au contraire affectent des sujets humains, essaient les portraits, font parfois un tableau complet. J’ai vu Adam et Eve dans le paradis, devant l’arbre de la science, autour duquel le serpent déroulait ses anneaux. Les inscriptions ne manquent pas ! sermens d’amour, noms chéris, obscénités, parfois un mot vif qui résume toute une existence. A l’Hôtel-Dieu de Rouen, on a soigné un ancien forçat qui sur le front portait une étoile et la phrase caractéristique : pas de chance ! Beaucoup d’entre eux ne se doutent