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vraiment diabolique grâce à l’organisation des sommiers judiciaires, organisation si complète, si régulièrement alimentée, si bien renseignée, qu’elle est absolument unique au monde, que les polices des autres pays l’admirent, y ont souvent recours et n’ont jamais pu l’imiter. Qu’on se figure trois ou quatre grandes salles ternes et poudreuses, si obscures dans certains recoins que le gaz y est allumé à midi ; çà et là quelque chat qui dort en attendant que la nuit lui donne droit de chasse, partout des tables en bois noires sur lesquelles sont penchés des commis qui écrivent, puis du plafond au plancher des corridors formés par d’énormes casiers remplis de boîtes sans couvercles où sont entassées des fiches de papier. C’est là que sont les grandes archives, les titres de noblesse de la criminalité. Tout délit commis dans l’empire français, à Paris, à Mahé, à Nouméa, à Laghouat, trouve là sa trace et sa preuve.

Dès qu’un individu est traduit devant les tribunaux, son nom, son âge, son lieu de naissance, son signalement très détaillé, sont portés sur un bulletin : chaque condamnation subie par lui est inscrite avec la date, les motifs du jugement et la peine infligée. Si l’individu a, pour dérouter les recherches, pris un pseudonyme, un bulletin pareil est fait à chacun des faux noms derrière lesquels il s’est caché : complication fort encombrante, mais qui seule amène de sérieuses constatations d’identité ; quelques criminels ont subi des condamnations sous quinze ou vingt noms différens ; Lacenaire eut jusqu’à trente et un pseudonymes. Ce service fonctionne avec une activité fébrile, car si d’une part les documens lui arrivent en foule, de l’autre les demandes de recherches sont incessantes, et douze commis suffisent à peine aux besognes journalières. Les casiers renferment actuellement 4,610 boîtes qui, à 750 fiches au minimum par boîte, contiennent 3,457,500 bulletins. S’il n’y avait là des merveilles d’ordre, ce serait le chaos, et chaque année 160 boîtes et 120,000 bulletins viennent s’ajouter à l’encombrement du passé. Il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelle Martin, dit le proverbe ; on en trouve la preuve aux casiers judiciaires. Les Martin remplissent 20 boîtes ; les Lefebvre, 16 ; les Bernard, 14 ; les Leroy, 13 ; les Durand, 12 ; les Leroux et Renaud, 11 ; les Gérard, Mark, Dubois, Petit, Laurent, 10 ; c’est à s’y perdre. Lorsqu’une recherche d’antécédens est demandée à l’un de ces noms, il faut parfois feuilleter quelques milliers de fiches et dépenser plusieurs heures avant de rencontrer l’indication réclamée. Les plus anciennes pièces remontent à 1756. L’usage d’écrire les condamnations sur les registres n’était alors que facultatif, il se régularisa vers 1792 ; mais dans ces gros livres qui nécessitaient un repère, les recherches, devenant de plus en plus difficiles, risquaient de rester