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opposé à celui qui avait guidé M. d’Anglès, on est arrivé à cette honorable conclusion, que des hommes exposés par métier à toutes les tentations de l’ivresse, du plaisir, de la débauche, devaient être d’une moralité de premier titre. Il faut qu’ils puissent traverser les bals, les cabarets, les mauvais lieux sans même sourciller, et que, comme Ulysse, ils aient les oreilles bouchées. Ce n’est pas en un jour qu’on a pu réunir, pour cette œuvre pleine de périls et de difficultés, un personnel impeccable ; mais on y est parvenu, et depuis bien des années déjà. Presque tous les hommes de la sûreté sont mariés, pères de famille, et la régularité de leurs mœurs jure singulièrement avec la vie qu’ils sont obligés de mener. Il faut du temps, lorsqu’on les étudie de près, pour comprendre ce double caractère et pour en saisir les dissonances voulues, qui ne sont qu’extérieures et superficielles. La sûreté se compose aujourd’hui de 1 officier de paix, chef de service, de 4 commis de bureau, de 4 inspecteurs principaux, de 6 brigadiers, de 6 sous-brigadiers, de 117 inspecteurs et de 7 auxiliaires : total 145 personnes. Tel est le chiffre de l’armée qui tient en échec les malfaiteurs de Paris ; c’est à ne pas y croire[1].

On s’est beaucoup préoccupé du service de sûreté ; on a lu avidement les mémoires de Cauler et même ceux de Vidocq, quoique ceux-ci ne méritent guère qu’on s’y arrête, lorsqu’on sait comment ils ont été compilés ; les romans, les drames, ont usé et abusé de l’agent de police, et n’ont prouvé que la féconde imagination de nos écrivains. L’agent de la sûreté ne vit pas, comme on semble le croire, dans un perpétuel mystère ; mais, pour être assez simples et dénués de romanesque, ses moyens d’action n’en sont pas moins puissans. Le premier soin des inspecteurs est de bien connaître ce personnel de mauvais sujets qui rôdent sans cesse dans Paris comme autour d’une proie, et de savoir la spécialité de chacun d’eux, afin de catégoriser, dès qu’ils ont vent d’un crime, le nombre de ceux qui ont été capables de le commettre. Ils doivent tout voir, tout entendre et ne jamais être remarqués ; ils doivent avoir fait une étude des mœurs particulières des voleurs de façon à pouvoir les retrouver, les suivre et les arrêter. A cet égard, ils sont extraordinaires, et bien souvent sur la simple déclaration d’un vol, ils disent : C’est le fait d’un tel, nous le pincerons ce soir, à tel endroit, — et ils le font comme ils ont dit. « On n’est pas policier comme on est soldat, écrit Canler, par la force des choses et par les chances d’un tirage au sort ; il faut pour cela des dispositions naturelles que bien des

  1. Je rappelle que le nombre des individus arrêtés à Paris en 1868 a été de 35,751, dont 31,879 ont été traduits devant les tribunaux ; voyez la Revue du 1er juin 1869.