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ne se montra point à la hauteur de sa tâche. Il semble que pendant le cours de l’instruction le juge chargé de l’enquête et surtout les subalternes aient eu recours à ces tortures déguisées dont quelque chose se retrouve encore chez nous dans le supplice du secret. Les accusés se plaignirent de mauvais traitemens auxquels ils auraient été soumis. Le président du tribunal, qui dans ces débats montra plus de zèle que de sens et d’impartialité, eut le tort de leur fermer la bouche. Ce qui rendait le calme difficile aux magistrats, c’était la colère dont la foule était animée : à la grande surprise de quelques-uns des meurtriers qui croyaient que le prince était abhorré, le peuple avait failli les déchirer de ses mains. Cette émotion du public gêna beaucoup aussi les défenseurs ; leur intervention en pareille matière était chose toute nouvelle à Belgrade : aussi plus d’un assistant était-il disposé à s’indigner que l’on essayât d’atténuer le crime de ces misérables et de sauver leurs têtes. Peu s’en fallait que le peuple n’accusât les avocats de complicité. Deux ou trois des défenseurs s’en tirèrent pourtant avec honneur, et, surtout dans le dernier procès, obtinrent ou des circonstances atténuantes ou même des acquittemens.

En trois fois, quinze condamnations à mort furent prononcées par le tribunal civil et deux par le conseil de guerre. Les officiers, après avoir été dégradés, furent fusillés sur les glacis de la citadelle, sous les yeux de toute la garnison et de la milice. Ce qui est caractéristique, c’est la proclamation par laquelle le ministre de la guerre annonçait à l’armée la mort de celui qui avait été découvert et puni le premier. Ce document se terminait ainsi : « C’est aujourd’hui que le misérable Mirzaïlovitch a été fusillé. Braves soldats, qu’il aille en enfer ! » Quant aux quatorze condamnés des deux premières séries d’accusés que jugea le tribunal de Belgrade, ils furent tous mis à mort le même jour sur une colline nommée Karabournu, « la pointe noire, » qui domine le Danube. On les avait attachés à des pieux plantés à quelques pas les uns des autres ; un peloton de gendarmes défila devant cette ligne, abaissant les fusils et tirant chaque fois qu’il se trouvait en face de l’un des poteaux. Le temps de lier les condamnés au bois qui soutenait leurs membres fléchissans, puis de renouveler le feu quatorze fois, tout cela dura bien une heure. Quelques-uns des condamnés étaient d’avance à demi-morts de peur ; d’autres gardèrent aux lèvres la cigarette jusqu’au moment où le peloton s’arrêta devant eux et les coucha en joue. La foule, que l’on avait peine à contenir, était répandue sur les tertres voisins ; elle chargeait d’injures les assassins ; elle applaudissait à chaque décharge. Une balle, ricochant contre un des pieux, alla frapper au front un officier mêlé aux curieux et l’étendit raide mort.