Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le prince était toujours très aimé, presque adoré de la foule, surtout dans les campagnes ; mais on en voulait à ceux qui l’entouraient. Un jeune Genevois, M. Bétant, homme de mérite qui s’est attaché à la Serbie, qui en a appris la langue et qui remplit à la chancellerie des fonctions de confiance, accompagnait souvent le prince dans ses excursions et ses parties de chasse ; bien des fois, dans les villages, où on s’arrêtait la nuit, il a entendu les paysans se dire l’un à l’autre : « Pourquoi prend-il de pareils ministres ? Ce ne sont pas ses vrais amis ! » A quoi quelque vieillard répondait : « Après tout, il les connaît mieux que nous, il est plus capable de juger ; peut-être a-t-il ses raisons, que nous ne savons pas. »

Dans les villes, la mauvaise humeur était plus marquée ; mais là aussi on distinguait entre le souverain et ses ministres. On ne connaissait pas d’ennemis au prince ; il n’avait jamais commis aucun de ces actes de violence qui soulèvent les haines. Pourtant, dans les premiers jours de juin, il serait arrivé, dit-on, certains bruits de conspiration jusqu’aux oreilles des ministres. Ceux-ci avaient trop intérêt à nier le mécontentement public pour accueillir des rumeurs qui auraient donné un démenti à leurs assurances quotidiennes. Aucune précaution ne fut donc prise ; le prince, qui détestait l’étiquette, continua de sortir, comme il en avait l’habitude, avec ses parentes, qui l’accompagnaient presque toujours, sans autre escorte qu’un aide-de-camp et deux ou trois domestiques. Sa promenade favorite était un bois voisin du pavillon de Topchi-déré. Tout près de cette maison de plaisance, sur les collines qui bordent. la vallée, commencent des forêts qui se prolongent dans la direction du mont Avala, dont le sommet forme le trait saillant du paysage. Le prince avait fait entourer de murs ou de hautes palissades un canton de forêt, y avait dessiné des allées, et y avait mis des cerfs et des chevreuils, qui s’y étaient multipliés ; il aimait à les voir bondir à travers un sentier ou, vers le soir, s’avancer par bandes dans les clairières, tantôt broutant les touffes d’herbes et les buissons ou penchés vers les sources, tantôt folâtrant comme des chiens, ou bien s’arrêtant tout à coup et flairant de tous côtés. C’était ce qu’on appelait le kochoutniak ou « parc aux cerfs. »

Le 10 juin, vers cinq heures du soir, le prince, laissant sa voiture dans la prairie, s’engagea dans la forêt avec les compagnes ordinaires de ses promenades. On marchait lentement, jouissant de l’ombre et de la fraîcheur, sous une futaie de beaux chênes. A cinq ou six cents mètres de la lisière, on quitta le grand bois pour entrer dans un fourré à travers lequel le prince avait fait récemment tracer un étroit et sinueux sentier qui aboutissait à une salle de feuillage et à un banc d’où la vue était charmante. Tout d’un coup,