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gulièrement associés par la destinée, suivant les expressions de M. Thiers, pour se plaire et pour se tourmenter toute leur vie. » Nous ne citerons pas le Mémorial de Sainte-Hélène, il ne serait pas juste de mettre à la charge de l’empereur les paroles que lui prête M. de Las-Cases. Elles peuvent indiquer d’une façon générale la tournure de ses pensées, et par exception les termes mêmes dont il se serait servi ; mais il n’en est à aucun degré responsable. Il l’est au contraire des notes qu’il a dictées en 1819 à l’occasion de l’ouvrage de M. de Pradt. Dans ces notes, non-seulement l’empereur a notoirement travesti certains faits avérés sur lesquels nos lecteurs savent désormais à quoi s’en tenir, par exemple lorsqu’il assure « n’avoir fait arrêter l’abbé de Boulogne, l’abbé de Broglie et l’évêque de Tournai que parce qu’ils étaient entrés dans des intrigues avec les agens du cardinal di Pietro[1]; » mais, chose étrange, il ne regarde pas à maintenir vis-à-vis de son ancien adversaire les imputations les plus fausses, et se plaît, ce qui est non moins choquant, à garder à son égard le ton le plus agressif. De sa part, nul témoignage de sympathie ou de regret. C’est toujours du ton de la plus superbe arrogance qu’il s’explique sur le passé. Parlant de lui-même à la troisième personne, Napoléon s’écrie : « Les discussions qu’il a eues depuis avec Rome proviennent de l’abus que faisait cette cour du mélange du spirituel et du temporel. Cela peut lui avoir causé quelques momens d’impatience, c’était le lion qui se sentait piqué par des mouches... La cour de Rome était en délire... Le saint-père, enfermé au fond de son palais en 1810, avait fait élever des barricades... Les troupes françaises se crurent bravées... L’empereur se proposait de réunir un nouveau concile en 1813... Les choses eussent été menées de manière que le pape eût demandé lui-même à se mettre à sa tête, et, comme il était déjà à Fontainebleau, on lui aurait ainsi fait prendre possession de son palais archiépiscopal de Paris. Tout avait été préparé pour que le palais fût meublé avec plus de magnificence que les Tuileries même. Tout y devait être or, argent, ou tapisserie des Gobelins retraçant des événemens tirés de l’histoire sainte... Le pape comprit parfaitement le piège. Cela n’avait pour but que de faire descendre le saint-siège en le faisant correspondre avec un ministre comme les autres évêques. Il se refusa d’adopter cet expédient, qui empirait sa position; il fit fort bien. Dans l’état de splendeur où était le trône impérial, le pape ne pouvait rien faire rejaillir sur lui, tandis que l’étiquette du palais impérial, les communications directes avec le souverain, distinguaient l’évêque de Rome et maintenaient sa splendeur et son rang... »

  1. Mémoires de Napoléon, édition de 1830, t. IV, p. 229.