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universelle. Il s’est surpassé dans la scène nocturne entre le vieillard qui dort paisiblement et le forçat qui le vole, qui pourrait bien le tuer au premier mouvement.

« Quel admirable conflit que celui qui est raconté dans le chapitre trop grossièrement intitulé pour les nobles pensées qui en font le sujet « une tempête sous un crâne ! » C’est la première victoire de la vertu dans Valjean : riche, considéré, distribuant sa fortune en bienfaits, il reprend volontairement sa place au bagne, afin de réparer une erreur de la justice. Y a-t-il beaucoup de scènes plus touchantes que la rencontre du vieux Valjean et de la pauvre Cosette dans la forêt de Montfermeil ? Elle se déduit également de l’idée fondamentale du livre, Cette âme solitaire dans ses combats avait besoin d’un amour pour entretenir la flamme de vertu que le souvenir du vieil évêque ne suffirait pas à nourrir. Le forçat de cinquante-cinq ans se met à aimer une enfant trouvée de neuf ans, et cette tendresse, la première qu’il ait connue, est le véritable charme de tout l’ouvrage. Jamais M. Victor Hugo n’a mieux exprimé l’amour des enfans, cette vertu qui suffirait presque à la vie morale, cette religion de l’avenir qui permet de ne pas désespérer d’un homme ni d’une société.

Que dire de plus ? La beauté calme de la fin de Valjean tient elle-même à la fatalité des lois sociales qui lui font vider jusqu’à la lie son calice d’amertume. Avec la conscience, on n’a jamais fini, et le sacrifice ne s’arrête qu’avec la vie. Lorsque Cosette est mariée, Valjean ne peut mettre son hideux passé au milieu de ce jeune ménage, et à ces enfans qu’il a rendus heureux imposer son bagne. De là le chapitre éloquent Immortale jecur ; de là aussi cette fin pathétique, la mort attendue dans la solitude, et la tombe cachée par l’herbe, effacée par la pluie.

Si cette analyse des beautés paraît bien méthodique, c’est que personne ne l’est plus que M. Victor Hugo. Les défauts des Misérables ne sont pas des conséquences moins rigoureuses de sa conception sur la fatalité des lois humaines. L’écart entre la vérité et la grandeur idéale du sujet commence avec la première donnée du livre et se perpétue durant tout l’ouvrage ; d’un côté, plus il ennoblit Valjean par l’héroïsme, plus il s’éloigne du vrai, de l’autre, plus il se rapproche du réel, plus les tons héroïques semblent jurer avec les trivialités où ils sont mêlés. On ne peut mettre dans le même livre Notre-Dame de Paris et Vautrin. Il se peut qu’il y ait des forçats capables d’héroïsme comme Valjean, des filles publiques qui se sacrifient avec joie pour leur enfant comme Fantine, Accordons tout, que les lois humaines créent des fatalités aveugles, des enfers inévitables où tombent des victimes innocentes. Accordons encore qu’un forçat ne connaisse aucune des satisfactions grossières