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poésie de M. Victor Hugo, la forme même des vers en fournirait d’irrécusables. Voici quelques exemples que nous prenons au hasard dans la Légende des siècles :

Ils venaient de si loin qu’ils en étaient terribles…..
Tous se taisent ; pas un ne bouge ; c’est terrible…..
Cid, vous étiez vraiment un Bivar très superbe…
Ce vin que l’abbé m’a fait boire
Va bientôt m’endormir d’une façon très noire…
Le regard qui sortait des choses et des êtres,
Des flots bénits, des bois sacrés, des arbres prêtres…
Affirmant qu’il irait, au son de ses tambours,
Pardieu ! chercher leurs bœufs chez eux, sous des arcades
Faites de pieds d’anciens et de jambes d’alcades.

Autrefois le vers de M. Victor Hugo était souvent étrange ou martelé ; il n’était jamais plat, jamais malingre et appauvri. Aurait-il oublié dans son pays la baguette magique avec laquelle il éveillait les puissances endormies de la langue ? Double malheur ! car je ne sache personne qui l’ait retrouvée. Ce que nous allons dire paraîtra petit à quelques lecteurs ; il n’y a rien de petit quand il s’agit de la langue nationale. On a remarqué, et comment ne pas voir une chose qui se rencontre partout dans ses deux derniers recueils ? les mots doubles, les substantifs servant d’épithètes, comme dans « vautour aquilon, chevaux mensonges, antre liberté. » On n’a pas observé que cette façon tout anglaise de s’exprimer a commencé avec le séjour du poète dans l’île de Jersey ; elle se montre deux ou trois fois dans les Châtimens : il n’y en a pas un exemple dans les Rayons et les Ombres.

Afin d’achever cette seconde période, féconde encore pour les conceptions, heureuse en somme pour les résultats, il faut ajouter quelques réflexions sur les Misérables. Après la philosophie, c’était la personnalité qui prenait le plus de place dans le poète : point de personnalité et fort peu de philosophie dans le prosateur ; en revanche, l’esprit socialiste anime l’œuvre de ce dernier. Ce roman, qui devait primitivement s’appeler les Misères, remontait en partie au temps où M. Victor Hugo était sollicité en ce sens par un double courant, la vogue des romans de Balzac et d’Eugène Sue et la faveur des doctrines nouvelles sur la société, la propriété, le capital. Si les Misérables avaient pris naissance dans la période qui nous occupe, il est douteux que l’auteur eût soulevé des questions sociales qui n’étaient plus en possession d’affriander la curiosité du public. C’est malgré ce genre de discussions, non à cause d’elles, que les Misérables réussirent. D’ailleurs le succès du livre ne faisait pas l’ombre d’un doute : c’était de la prose ; le terrain choisi par l’auteur était à peu près nouveau pour lui, il n’avait pas donné