Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/987

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voisinage d’un sentiment si profond, défendue contre le reproche d’affectation. Au moment même où l’on verse des larmes brûlantes, on ne songe pas à se plaire à soi-même par des grimaces. Ramassez toutes les tristesses des Contemplations et toutes les colères des Châtimens ; elles ne valent peut-être pas ces simples vers :

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon cœur saignant,
Rieuse me retenait, et j’allais. Maintenant,
Hélas !… O fleuve ! ô bois ! vallons dont je suis l’hôte,
Elle sait, n’est-ce pas ? que ce n’est pas ma faute
Si depuis ces quatre ans, pauvre cœur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !…
Ainsi ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots qui du moins tombaient sur cette pierre,
O mon Dieu, tout cela c’était donc du bonheur[1] !

Cette offrande de larmes qu’il envoyait de loin à une chère sépulture le grandissait plus que bien des pages vengeresses. La patrie elle-même s’associait à son deuil. Cependant, nous l’avons dit, la personnalité du poète avait fait en avant des pas qui permettent difficilement de reculer. Après avoir été l’ange exterminateur, il a voulu tout au moins, et pour ne pas trop déroger, prendre l’accent d’un saint Jean nouveau, tantôt le précurseur, tantôt l’évangéliste. M. Hugo a-t-il pensé qu’il restait assez de foi dans le cœur des hommes de notre temps pour en avoir au service de révélations nouvelles ? La réflexion ne permet pas de juger si mal le bon sens d’un grand poète. N’étant pas de ceux qui triomphent des occasions de saisir un ridicule, nous sommes persuadé que le pontificat poétique de M. Victor Hugo est une métaphore, et sa prophétie une fantaisie de lyrisme. Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est qu’il a toujours entendu l’essor lyrique comme un accès de ferveur dans une religion de convention.

Peuples, écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé !

Ainsi commençait son recueil les Rayons et les Ombres en 1839. Il peut bien dire aujourd’hui : « Écoutez, je suis Jean ! » comme autrefois on disait : « J’ai pratiqué de nouveaux sentiers sur le

  1. Les Contemplations, t. II, p. 388 et suiv.