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quelques os blanchis. Les corbeaux volaient en tournoyant au-dessus, maudissant dans leur triste langage les chiens qui les empêchaient d’approcher. Ce sont là les enterremens de première classe, et tout le monde ne saurait y prétendre ; les pauvres, les inconnus, sont tout simplement mis en terre à quelques pouces de profondeur.

Nous entrions dans le mois de novembre, le fleuve baissait, tous les jours, et les rives se bordaient à perte de vue d’une longue frange de sable blanc. Les perpétuels brouillards de la saison des pluies faisaient place à un rideau transparent de vapeurs. Tandis que nous aspirions avec délices les brises plus fraîches du matin et du soir, les indigènes grelottaient sous leurs manteaux. Drapés dans ces larges étoffes aux plis flottans et aux couleurs éclatantes, les Laotiens justifient la réputation d’élégance qu’ils ont jusqu’en Cochinchine. Nous jouissions des changemens opérés par les approches de l’hiver : hiver bien doux qui rappelle nos étés d’Europe. Les forces nous revenaient à mesure que les feuilles tombaient des arbres, et deux excursions ; furent résolues. — Le courrier de France et les passeports de Pékin ne nous étaient point parvenus. M. de Lagrée chargea M. Garnier de descendre le fleuve jusqu’à Stung-Treng, où nous avions l’espoir qu’il rencontrerait un messager. Le chef de l’expédition, le Dr Joubert et moi, nous nous préparâmes à partir pour Attopée. Ce point, situé sur la rivière qui débouche dans le grand fleuve à Stung-Treng, est une sorte de poste avancé dans le pays des sauvages de l’est. Les Laotiens n’y vont pas sans répugnance ; ils prétendent que des fièvres mortelles y déciment les caravanes. Les marchands chinois établis à Bassac confirment eux-mêmes ce témoignage en ajoutant qu’aucun d’eux, n’oserait aller chercher dans cette province l’or qu’elle produit en abondance. Dieu sait cependant ce que braverait un Chinois dans l’espoir de faire quelque profit ! Nous écoutions tout ce qu’inspirait à ces braves gens le sincère intérêt qu’ils nous portaient ; mais au Cambodge on nous avait dit du Laos en général tout ce qu’on nous répétait ici d’Attopée, nous croyions avoir acquis le droit d’être sceptiques, et nous partîmes dans deux pirogues qui nous furent fournies par ordre du roi.

Après avoir remonté le Mékong pendant quelques heures, nous fîmes halte pour la nuit dans la pagode de Vat-sei. Un cordial accueil nous y attendait ; nous étions sans le savoir les bienfaiteurs de l’établissement Vat-sei avait obtenu l’un des chandeliers offerts récemment par M. de Lagrée. Nos nattes furent tendues sur les dalles du sanctuaire, et nous nous endormîmes au bruit de l’office du soir, psalmodie généralement monotone, quelquefois interrompue par une note aiguë, sorte de hurlement qui imprimait un