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couleur jonquille, la tête décorée d’un énorme turban écarlate, il était aussi sérieux dans cet accoutrement que n’importe quel Anglais en tenue d’étiquette à la cour de Windsor. Son fils était à quelques pas de lui dans le costume bizarre des guerriers de l’île, c’est-à-dire avec cuirasse au dos et casque en tête. Il tenait à la main une longue lance de bambou terminée par une pointe d’acier damasquinée. Au moment où mes yeux rencontrèrent ceux du jeune Dickson, je laissai échapper un aoh anglais, et lui adressai un signe d’intelligence ; mais sa physionomie resta impassible. Cependant son regard s’arrêta longtemps sur moi. J’attendis la fin de l’investiture ; lorsque les rangs se confondirent, je m’approchai de lui et lui demandai en français s’il ne m’avait point reconnu.

— Si, me dit-il en jetant sur son entourage des regards inquiets et en pâlissant légèrement ; mais je n’ai point osé le faire paraître, et je ne l’oserai qu’après avoir expliqué à mon père et à mes amis votre nationalité française et l’origine de nos relations. Nous n’aimons pas les Espagnols, et on ne pardonnerait à personne ici, — à moi moins qu’à tout autre, — d’en avoir un pour ami. Voyez combien déjà ma conversation avec vous excite de surprise et de soupçons. Dans quelques minutes, trouvez-vous en dehors de la salle auprès du poteau sur lequel flotte notre drapeau. Je vais demander à mon père si je puis vous conduire à notre habitation sans danger pour nous.

Peu après, il revint à l’endroit indiqué ; mais les circonstances n’étaient point favorables à une entrevue. Les chefs de l’île étaient exaspérés contre les Espagnols par suite de l’injonction faite au sultan d’interdire la piraterie. J’étais venu avec l’escadre ennemie, et il paraissait impossible à Dickson de faire comprendre à ses compagnons que je n’étais qu’un voyageur curieux. Je voulus apprendre pourquoi ce jeune homme, élevé en Europe, au milieu de notre civilisation, portait une si furieuse haine à l’Espagne. — Vous savez bien, lui dis-je, qu’elle ne veut point vous dépouiller de vos richesses ; elle exige seulement que ceux au milieu desquels vous vivez ne commettent pas de piraterie et ne recrutent pas leurs esclaves chez les Indiens qui reconnaissent ses lois.

— Il est possible, répondit Dickson avec colère, que tel soit aujourd’hui le seul désir de l’Espagne. Elle ne se sent peut-être pas assez forte pour nous soumettre plus complètement ; mais dès qu’elle le pourra, elle nous imposera un tribut et ses moines. Je prévois sa domination, et c’est pour cela que je la déteste. Fils de ces contrées, je hais l’Europe ; le mangeur de riz ne doit s’approcher du mangeur de blé que pour le combattre.

Dickson avait parlé avec une grande animation. Je me hâtai de changer de conversation. Un des officiers espagnols eût pu nous