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débarqué sur le pantalan, jetée en bambou qui fait face à la ville. Soulou a une population de 100,000 âmes environ ; elle se compose de descendans de Malais, de captifs chrétiens et de Guimbas. Ces derniers, considérés comme les aborigènes de l’île, sont en grande partie réduits en esclavage, et tendent avec rapidité à s’absorber dans les envahisseurs. Ceux qui vivent encore indépendans se sont réfugiés sur les montagnes de l’intérieur, et s’y nourrissent de racines et de gibier. Le sol de l’île est montueux et très fertile ; il produit le riz, le maïs, la canne à sucre ; le café est excellent, et, comme celui de Mindanao, peut rivaliser avec le moka. L’huître à perles, l’écaille de tortue, les ailerons de requins, — ce dernier produit recherché par les gourmets de Chine, — procurent de grandes richesses à ceux qui s’occupent de ces trafics. En touchant ce sol aux produits si riches, malgré l’aspect verdoyant de ses plaines bien cultivées, on éprouve un vif sentiment de répulsion pour cette fertilité due à un incessant labeur d’esclaves. Ce sont en effet des Guimbas fugitifs ou arrachés à leurs montagnes, des Indiens enlevés violemment à leur gai village, des pêcheurs jetés par un typhon sur les côtes de cette île inhospitalière, qui cultivent ces immenses plantations. Il en est dont le sort est affreux. En parcourant la plage, je rencontrai un groupe de captifs dans un état de maigreur effrayant. Je m’en approchai pour leur donner un peu de tabac. Ils me remercièrent étonnés, puis je les vis bientôt, flagellés par le rotin, plonger au milieu d’une mer infestée de requins et en sortir les yeux injectés de sang, tenant presque toujours à la main l’huître grossière dans laquelle est renfermée la perle fine. Si les femmes d’Europe savaient ce qu’un collier de ces belles larmes de l’océan coûte de souffrances, elles s’en pareraient avec moins de joie.

Je m’étais fait débarquer avec tous les officiers de l’escadre, A peine avions-nous fait quelques pas hors du débarcadère que nous nous vîmes entourés d’une population farouche, armée avec une sinistre profusion de krishs, de campilans et de longues lances barbelées. Quelques datos à cheval, revêtus de la cuirasse et le casque en tête, firent la haie autour de nous. Nous ne distinguâmes que peu de femmes dans cette multitude, et celles qui se montraient étaient vêtues d’oripeaux sordides. Je sus plus tard que les jeunes femmes du pays, fort belles, dit-on, avaient été tenues, le jour de notre débarquement, strictement renfermées dans les harems des chefs jaloux. Nous traversâmes la ville presque tout entière. Chaque habitation en bambou, élevée sur pilotis, entourée d’un fossé et d’un épais fourré de bananiers, est un véritable nid enfoui dans la verdure. Nous atteignîmes une éminence sur laquelle s’élevait un vaste hangar. A l’entrée flottait le drapeau espagnol ; à côté,