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manquer de produire un certain étonnement qui retarderait peut-être l’attaque de quelques minutes. Or dans notre situation un délai, si court fût-il, c’était, selon toute probabilité, le salut. Le moyen employé par notre capitaine fut assez ingénieux : ayant fait revêtir en toute hâte quelques-uns de ses hommes du pantalon et de la veste blanche que les étrangers portent dans ces contrées, et dont ma malle était amplement fournie, il les plaça sur la petite dunette du brick, tout à fait en vue. A peine à leur poste, les faux Européens se mirent à gesticuler, à prendre de grands airs fanfarons, et finalement s’animèrent à faire croire qu’ils allaient en venir aux mains. Comme la discussion avait lieu en langue tagale ; je demandai à l’un d’eux la raison de la fureur et de la danse de Saint-Guy dont je les voyais soudain possédés. « C’est pour mieux ressembler à des Européens, » me répondit-il en espagnol. Je me le tins pour dit ; mais, si le singe de la fable avait oublié d’allumer sa lanterne, mon capitaine avait oublié de blanchir le visage de ses Indiens, et selon toute probabilité notre ruse fut vite découverte. Au moment où, se croyant hors de la portée d’une arme à feu ordinaire, nos ennemis ramaient en toute sécurité, Perpetuo, saisissant ma carabine-revolver, dit en pointant les Moros : — Regardez ! — Avec une adresse à laquelle aucun de nous ne s’attendait, il démonta, à la distance de 1,000 mètres environ, un des Malais placé en pilote à l’avant du panco le plus rapproché de nous. Les pirates, comme frappés de stupeur, cessèrent de ramer ; nous les vîmes retirer le blessé de l’eau et s’assembler autour de lui dans une grande émotion. Je supposai qu’en constatant la longue portée de ma carabine, ils commençaient à s’inquiéter de la présence, à bord du brick, de passagers européens. Leur agitation nous fit espérer que l’attaque était différée. Perpetuo, déjà triomphant, ne mesurait plus ses injures, et je ne sais à quel excès de gaîté il ne se fût point livré sans la nouvelle et décisive manœuvre exécutée par nos ennemis.

Les pirogues mirent le cap droit sur nous. Ceux qui les manœuvraient, poussant des cris sauvages, s’avançaient avec l’intention bien arrêtée de s’élancer, coûte que coûte, à l’abordage. Perpetuo essaya de ralentir leur approche en finissant de décharger ma carabine sur eux ; mais ce fut inutilement cette fois. Je m’empressai de reprendre mon arme et de la recharger, résolu à n’en faire usage qu’au moment où l’abordage s’effectuerait. Ce moment était proche, car je pouvais, sans l’aide de la lorgnette, distinguer les armes blanches jetées pêle-mêle au fond des embarcations ennemies. Il y avait des krishs malais, des fers de lance très artistement montés sur des tiges de bambou longues de 3 ou 4 mètres, des boucliers de bois très léger, de forme circulaire et peints en rouge, enfin des campilans, larges lames presque toujours damasquinées, et dont les