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celui qui, la nuit, avait éveillé mes soupçons donna le signal du départ ; les quatre embarcations, manœuvrées à la rame chacune par une trentaine d’hommes, partirent comme un trait.

En comparant les forces numériques de nos agresseurs avec les seize hommes dont se composait l’équipage de Nuestra Señora de la Merced, Perpetuo ne cessait d’exprimer son contentement de sentir son brick bondir sur la lame. Il apostrophait de la voix et défiait du geste les pirates malgré l’impossibilité où ils étaient encore de l’entendre. Il se croyait bien sûr de leur échapper, les voiles du bateau s’arrondissaient au souffle de la brise, et notre vitesse augmentait à mesure que nous nous éloignions de la terre. Cependant, comme les pancos venaient sur nous avec une étonnante rapidité, tout le monde à bord, excepté le capitaine peut-être, avait la conviction qu’avant une demi-heure la rencontre aurait lieu ; elle ne pouvait être évitée que si un fort coup de vent, dont rien ne faisait prévoir la venue soudaine, nous poussait promptement au large. Les Moros ne tardèrent point à comprendre quelle pouvait être notre seule voie de salut. Après avoir ramé dans notre direction quelques instans, ils coupèrent à angle droit comme s’ils avaient voulu, aux aussi, gagner la pleine mer, mais avec l’intention évidente de se replier sur nous et de s’y laisser porter résolument. En exécutant cette manœuvre, les embarcations ennemies durent se présenter forcément par notre travers. Perpetuo en profita aussitôt pour pointer sur elles une de ses coulevrines et faire feu. Soit que le pointage eût été défectueux, soit que la distance fût trop grande, aucun projectile ne parut avoir atteint le but.

Bestia ! s’écria le pointeur en jetant loin de lui la tige de bambou enflammé qui avait mis le feu à la pièce.

L’équipage ne put contenir un joyeux éclat de rire, et le maladroit arraez eut assez d’empire sur lui-même pour paraître n’avoir rien entendu. Néanmoins il entra dans une véritable colère lorsqu’il entendit les pirates répondre par un hurrah moqueur à la détonation inoffensive de notre vieille artillerie. Par bravade alors sans doute, ces derniers firent feu de quatre petites pièces de bronze placées sur pivot à l’avant de leurs pirogues. Ces canons en miniature, appelés lancates dans le pays, sont fondus par les naturels de l’île de Mindanao et des îles voisines de Soulou. Ils ont appris des jésuites l’art de couler les métaux à l’époque où cet ordre entreprenant essaya de faire de la grande île de Mindanao ce qu’il avait fait du Paraguay. Perpetuo s’imagina, non sans raison, pouvoir gagner quelque répit en faisant croire à la présence sur notre brick de plusieurs Européens. Certes il n’espérait point voir cent cinquante bandits s’arrêter devant l’intervention de quelques hommes d’Europe ; mais la supposition de leur présence à bord ne pouvait