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presque certain où la marée montante nous remettrait à flot, on hissa toute la voilure. Nous étions ainsi préparés à la lutte et prêts à prendre le large dès qu’il y aurait possibilité de le faire.

Il était trois heures du matin lorsque les préparatifs de défense furent terminés. L’équipage, harassé de fatigue, étendu en désordre sur le pont, se livra au sommeil. Perpetuo lui-même, malgré ses préoccupations guerrières et amoureuses, s’endormit profondément à côté de moi, qui veillais seul à bord. L’orage s’était calmé : sur nos têtes, le ciel resplendissait constellé d’étoiles ; mais le brick, dominé presque de tous les côtés par de hautes collines boisées, restait dans l’ombre. Vers la mer, l’horizon étincelait, car les grosses lames qui se forment à la suite des tempêtes dégageaient en s’entre-choquant des torrens d’électricité. Jamais les flots ne m’avaient paru si lumineux, et rarement aussi je m’étais trouvé entouré de ténèbres plus épaisses. C’était pourtant dans la partie la plus reculée de la baie, à l’endroit où l’ombre était plus profonde, que je devais porter toute mon attention. Parfois une lame énorme, couronnée d’une crête d’écume argentée, atteignait le fond d’une anse rocheuse et projetait en s’y brisant une lueur soudaine. Je me hâtais d’interroger du regard le point éclairé ; mais cet éclat phosphorescent était trop fugitif pour me permettre de rien distinguer sur le rivage. Aspirant à pleins poumons mille senteurs que la brise m’apportait de terre, je prêtais surtout une oreille attentive aux clameurs confuses qui, durant la nuit, animent si étrangement les forêts de l’Océanie. Les rugissemens des tigres et des panthères ne faisaient point entendre, comme dans les îles voisines de Java et de Singapour, leurs notes lugubres. Par une singulière et heureuse exception, tout l’archipel des Philippines est exempt de la présence d’animaux féroces. En revanche, à tout instant j’entendais les bramemens du cerf, les courses folles des buffles sauvages et des sangliers ; les calaos ne cessaient de filer leurs notes monotones ; un kakatoès, brusquement enlevé sans doute à son sommeil par le vigoureux coup d’aile d’une de ces énormes chauves-souris dont l’envergure ne mesure pas moins de deux pieds, surmontait toutes ces rumeurs du comique éclat de sa colère.

Soudain, entre tous ces bruits familiers à mon oreille, il me sembla distinguer des notes gutturales nouvelles pour moi. Elles ne ressemblaient pas exactement aux bramemens du cerf, bien que des oreilles peu exercées eussent pu s’y tromper. En prêtant une attention soutenue, il devint de toute évidence que ce que j’entendais était un cri humain. Les clameurs suspectes se répondaient, tantôt descendant du sommet des hauteurs, tantôt s’élevant du fond des vallées. Ceux qui les poussaient, paraissant suivre une direction commune, se taisaient en arrivant près du rivage. Il était