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avant de la rade de Manille. C’était assurément de l’exagération, car, pour avoir exemple d’une pareille audace, il fallait remonter jusqu’aux premiers jours de la conquête, espagnole. Cependant les rumeurs devinrent si persistantes que l’arraez[1] du brick eu prit ombrage. Le départ fut différé d’un jour, afin qu’on pût renforcer l’équipage ; des trabucos centenaires furent mis en état, de service, des coulevrines affreusement rouillées se gorgèrent de mitraille, enfin seize vieux fusils à pierre, beaucoup plus dangereux pour ceux qui devaient s’en servir que pour les écumeurs qui pourraient se présenter, furent achetés à des serruriers chinois et transportés. à bord avec de grands éclats de voix et beaucoup de démonstrations guerrières. Ces préparatifs terminés, il fut enjoint à l’équipage d’exercer une surveillance très active sur toutes les embarcations suspectes qui s’approcheraient de nous durant la nuit.

J’avais entendu parler si souvent des déprédations commises par les pirates, que, loin de songer à redouter leur rencontre, je me surpris à la désirer. Perpetuo Illustre me parut partager cette envie instinctive de combattre, car un bateau à vapeur devait sortir sous peu de jours du port de Cavité pour nettoyer les détroits, et Perpetuo mit résolument à la voile sans vouloir l’attendre. Il se croyait très sûr de pouvoir faire face aux écumeurs de mer avec son équipage de seize hommes et sa vieille ferraille. Brandissant son bolo, couteau à large lame dont les Indiens sont toujours armés, il m’assurait qu’il ne demandait pas mieux que d’en venir une fois sérieusement aux mains avec les ennemis séculaires de sa race. Ce n’eût point été son coup d’essai, il avait eu déjà quelques démêlés avec eux. Il savait, comme d’intuition, que ses ancêtres, c’est-à-dire les aborigènes des Philippines, avaient vu, dès le IXe siècle, presque tout leur littoral envahi par ces hordes conquérantes. À cette époque, les sectateurs de Mahomet, débordant de la Malaisie, franchirent les détroits de la Sonde. Les premières îles qu’ils rencontrèrent, Bornéo, le groupe des Soulou, Mindanao, tombèrent sous leur joug ; elles y sont restées. L’archipel des Philippines leur fut également soumis ; mais les Tagales et les Cebuanos, devenus chrétiens, les refoulèrent vers leurs possessions du sud, et depuis lors une haine implacable les sépare.

Malgré la présence des Hollandais aux Célèbes, aux Moluques, à Bornéo, en dépit des comptoirs espagnols de Mindanao et de Balabac, la guerre se continue encore de nos jours entre les descendans des Malais et les indigènes. Montés sur de légères embarcations tenues cachées dans les bois, les Moros, — c’est le nom que leur donnent les Espagnols en souvenir sans doute de leurs éternels,

  1. De L’arabe el-raïz, capitaine.