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non-seulement la vie morale proprement dite, mais encore la science, l’art, la poésie, la liberté, tout ce qui est vrai, beau et bien, fait partie intégrante de la vraie vie religieuse. Ou bien le principe de l’affinité de l’esprit divin et de l’esprit humain ne signifie rien, ou bien cette conséquence est évidente. Le chrétien de nos jours à qui l’on demanderait : Pourquoi étudies-tu la nature, cultives-tu l’art ou la poésie ? pourquoi combats-tu pour la liberté, pourquoi répands-tu l’instruction ? devrait s’approprier la fameuse réponse de Schiller : Aus Religion !

Nous permettra-t-on en finissant de faire intervenir un nom qu’on ne s’attend probablement pas à voir figurer dans une discussion de ce genre ? Je relisais l’autre jour maître Rabelais, qui redevient à la mode, et je me demandais quelle idée secrète avait pu guider la plume de ce bouffon de génie dans la longue histoire où, sous des formes burlesques, il est si évident qu’il veut décrire le voyage de l’homme à la recherche de la vérité. On sait comment ses deux héros, le sage et le fou, d’accord pour la chercher, ne la trouvent nulle part, ni chez les anciens, ni chez les modernes, ni chez les philosophes, ni chez les sorciers, pas plus dans la lettre de l’Écriture que dans les sorts virgilians. Le voyage est long et agité. Ni l’Isle sonnante ni le pays des Chicanous ne possèdent le précieux trésor. A la fin pourtant ils le trouvent, et, conformément à l’esprit du livre entier, l’allégorie finale a un double sens, l’un d’une grossièreté ignoble, l’autre d’une profondeur qui étonne. L’oracle infaillible, c’est une liqueur inspiratrice. Si on adopte le premier sens, il en résulte que l’auteur est un sceptique immoral qui n’a rien de mieux à conseiller à l’homme que de s’étourdir dans les jouissances les plus basses sans se soucier de la vérité. Si l’on préfère le second, l’allégorie signifie évidemment que l’homme trouve le vrai en consultant sa nature inspirée, réchauffée par la généreuse vertu des sentimens élevés, des passions nobles, des élans sublimes, qui décuplent son être et lui permettent de saisir les réalités supérieures qui échappaient à ses raisonnemens impuissans et à ses méthodes boiteuses. Sa cette interprétation est la vraie, il est bien dommage que Rabelais ait revêtu cette belle idée d’un manteau si souvent repoussant. Ce qui résulte de cette manière de le comprendre, c’est que l’esprit humain dans l’âge moderne, toujours en quête de la vérité, pourrait bien avoir fait à sa manière le voyage de Pantagruel, et ne trouver ce qu’il cherche qu’en s’interrogeant lui-même sur ces hauteurs révélatrices où le sentiment, purifié et vivifié, lui permet de saisir directement cette vérité, que ni la superstition ni la ratiocination ne connaissent.


ALBERT REVILLE.