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sentiment qui est l’organe inspirateur proprement dit de la religion. Sans doute l’intelligence formule tant bien que mal les croyances ; mais elle est mise en éveil par le sentiment, et ne travaille en réalité que sur les données qu’il lui fournit. Toute la question se réduit donc à déterminer quelles sont la nature et les exigences du sentiment religieux.

Malheureusement il n’est pas facile de définir le sentiment religieux. Cette difficulté tient à plusieurs causes, entre autres à ce que, si on se met à l’analyser, on ne le découvre jamais lui-même à part des autres sentimens qu’il excite. On constate en effet sous son nom d’autres sentimens qui se retrouvent à chaque instant en dehors de toute application religieuse. L’histoire des religions permet bien de dire, il est vrai, que le sentiment religieux est celui que fait naître dans l’âme la perception de l’infini-parfait ; mais alors revient la question : en quoi consiste donc ce sentiment particulier que fait naître l’apparition de la perfection infinie ? Quand on analyse encore, on trouve que ce sentiment renferme toujours un sentiment de dépendance. Qu’a-t-on gagné par là ? Toutes les fois que l’homme se sent dépendant, il n’est pas religieux pour cela. Ce sentiment de dépendance d’ailleurs n’épuise pas le sentiment religieux. Oublierons-nous qu’il s’ouvre à toute une gamme de sentimens qui va de la terreur, de l’horreur, à l’enthousiasme, au ravissement, à l’amour le plus intense qu’il ait été donné à l’être humain de ressentir ? Quelle peur atroce certains hommes ont de leur Dieu, et cela, non-seulement dans les religions païennes, où en effet il y avait des motifs suffisans de trembler devant les immortels, mais même au sein de la religion de l’amour, au sein du christianisme. Et quelle distance entre ce sentiment affreux et les saintes extases dans lesquelles les grands mystiques se plongent avec d’ineffables délices ! Pourtant c’est le sentiment religieux qui réunit ces deux pôles extrêmes. Pour aller de l’un à l’autre, il doit passer par de nombreux intermédiaires. Entre la terreur et l’amour, il y a la crainte, la vénération, le respect, l’admiration, la sympathie, l’attrait. Tout cela se trouve dans le sentiment religieux, ou du moins peut y être ; tout cela ne le définit pas. Ne ressentons-nous la crainte, la sympathie, l’admiration, que devant l’objet de notre culte ?

Aussi rencontre-t-on parfois des observateurs qui ont simplement nié ce sentiment religieux en tant que sentiment à part, se fondant sur ce que l’analyse ne le retrouve pas dans l’âme, et que, vu de près, il se résout dans d’autres sentimens qui n’ont rien de spécial. C’est un peu comme les matérialistes, qui, oublieux du grand phénomène de l’unité organique de l’être vivant et ne