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Et je les saluai comme les prisonniers de l’arche, qui étaient pourtant beaucoup mieux établis que nous, durent saluer la un du déluge.

Dès le 25 octobre 1866, le fleuve était descendu de six mètres au-dessous du niveau le plus élevé qu’il eût atteint. L’immense lac qui nous séparait des montagnes n’était plus qu’une mer de boue. Cette vase, d’abord fétide, fut bientôt durcie par le soleil, et nous pûmes entreprendre autour de notre case des reconnaissances étendues. La ville se développe sur les bords du fleuve des deux côtés de la demeure royale. L’étroit chemin qui la traverse n’était encore qu’un cloaque. Par les soins des habitans, des arbres ; de différentes dimensions, depuis le gros palmier jusqu’au mince bambou, étaient l’un au bout de l’autre couchés dans la fange, et formaient une chaussée sur laquelle on ne marchait pas sans fatigue. Les maisons, assez élégantes et solidement construites, sont presque toutes doubles. Elles se composent de deux cases semblables accolées l’une à l’autre directement ou réunies par une terrasse. Les aréquiers qui les ombragent donnent à la ville entière l’aspect d’un bocage planté d’arbres élancés et charmans. On rencontre à chaque pas de petits sanctuaires obscurs où de grossières statues de Bouddha reçoivent les hommages quotidiens des bonzes. Quand je songe que je suis dans une capitale où réside encore le descendant des anciens rois, je me sens envahi par la tristesse en visitant ces temples délabrés. Le palais n’est lui-même qu’un assemblage de chaumières entourées d’une haute palissade en bois. Une échelle mène à la terrasse royale ; on y arrive par une chaussée mobile faite de troncs d’inégale grosseur jetés sur les fondrières. Le roi n’a conservé de la puissance de ses ancêtres qu’un titre sans valeur ; n’était la corbeille, l’aiguière et le crachoir en or que portent toujours derrière lui un certain nombre de chambellans, on le prendrait pour un simple gouverneur. Ces ustensiles remplacent au Laos les plaques et les cordons, fournis par le roi de Siam lui-même, ils sont en or, en argent ou en cuivre, suivant le rang des fonctionnaires. On fabrique également à Bangkok des langoutis et des vestes de cérémonie en étoffe de soie et d’or qu’on envoie aux principaux personnages. Le roi de Bassac est un jeune homme aux manières distinguées, à la physionomie agréable et un peu triste, comme il convient au rejeton d’une race déchue. — C’est un homme des forêts, nous avait dit de lui Norodom avec sa fatuité ordinaire ; rien ne justifie cette opinion. Ses ennemis l’accusent de mépriser les coutumes, et d’opprimer le peuple ; mais ce n’est pas sa majesté cambodgienne qui aurait le droit de lui en faire un crime.

Le royaume de Bassac a toujours eu un rôle historique fort effacé.