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de prime abord au point de vue de la raison pure, autre chose de partir du fait religieux lui-même comme d’une réalité indestructible dans l’âme humaine et de s’efforcer ensuite de le concilier du mieux que l’on peut avec les lumières de la raison. La métaphysique de M. Vacherot, même acceptée comme irréfutable, présenterait plus de ressources qu’il ne le croit peut-être lui-même à un esprit désireux de nourrir son sentiment religieux. Ainsi un phénomène pour nous très étrange, c’est qu’en présence de cette réalité insondable, mais toute-puissante, infinie, intelligente, fondement et source éternelle de l’être, le philosophe qui remonte jusqu’à elle ne ressente rien qui ressemble à de l’adoration. Si j’adoptais cette métaphysique, j’avoue que je ne saurais me défendre d’un frisson religieux à la pensée de ce principe-substance dont nous ne pouvons rien savoir de positif, et qui n’en est pas moins l’inconnu mystérieux d’où tout émane, où tout revient, et qui déploie à nos yeux son inépuisable fécondité dans l’infini du temps et de l’espace. Ce ne serait pas précisément le Dieu que mon cœur et ma conscience réclament, mon culte aurait quelque chose d’essentiellement païen ; mais enfin ce serait un Dieu, ce serait un culte. Je crois même que logiquement je devrais rendre grâce à cette cause première éternellement active d’avoir arrangé les choses de façon que je conçoive et puisse aimer un idéal de perfection dont la contemplation fait ma joie, dont la poursuite fait toute la valeur sérieuse de mon existence. D’autre part, autant l’idéal de perfection qu’on propose à notre amour et à notre foi me paraît au premier abord digne de nos adorations, autant le sentiment religieux s’arrête interdit quand on lui crie : Prenez garde, ne vous imaginez pas que ce que vous adorez là soit réel, cela n’existe qu’en vous ; tutoyez-le, si vous voulez dans vos momens d’exaltation, mais, dès que vous serez redevenus calmes, rappelez-vous bien que cela n’existe qu’à la troisième personne, que dis-je ? que cela n’existe qu’en idée.

Supposons un moment que toutes les autorités religieuses de l’heure présente soient absolument ruinées : les catholiques ne croient plus à leur église, les protestans à leur Bible, les déistes à Voltaire ; mais sur les ruines de toutes ces autorités une institution s’est élevée qui a profité de toutes leurs dépouilles, un sacerdoce quelconque proclame comme vérité définitive, absolue, cette dualité irréductible des deux grands principes qui constituent désormais l’alpha et l’oméga de la croyance humaine : au fond des choses, le principe réel, actif, infini, tout-puissant, objectif, à l’autre extrémité, l’idéal subjectif, la perfection conçue par l’esprit humain. On peut être certain d’avance que les libres penseurs de cette époque supposée se révolteront au nom du sentiment religieux et de la