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Europe, un pays républicain où l’égalité politique a poussé de vieilles et profondes racines. C’est en Suisse, où strictement il n’y a plus de classes, qu’une guerre de classes vient d’éclater. Les cantons suisses sont pourtant gouvernés le moins possible, l’activité individuelle s’y exerce comme elle l’entend ; toutes les carrières sont ouvertes, on y entre de plain-pied, on s’y meut sans entraves. Point de servitudes de police, à peine par exception quelques garanties de capacité ; ni la loi ni la coutume ne souffrent qu’on opprime ou exploite autrui. Croirait-on que dans un régime ainsi fait une tyrannie ait pu s’introduire, et la pire de toutes, une tyrannie qui vient d’en bas ? Ce spectacle est pourtant celui qu’ont donné à la Suisse quelques groupes d’ouvriers inspirés par des meneurs inconnus. Il ne s’agit au fond, si l’on compte bien, que de minorités turbulentes ; mais ces minorités n’en sont pas moins venues à bout de mettre en échec une portion de l’activité de deux villes d’industrie, de promener sur les corps de métier une justice vehmique qui ne souffre pas le débat et châtie les désobéissances, de pousser enfin la guerre des salaires à un tel degré de raffinement qu’elle équivaut à une sorte d’interdit jeté sur le reste de la communauté.


I

C’est à Bâle, en novembre 1868, que ces agitations ont débuté. Bâle n’a qu’une industrie ; mais cette industrie s’y exerce sur de grandes proportions et a le caractère d’un ancien établissement ; c’est la soierie, ou plus exactement le ruban de soie. Pour les 65,000 âmes que renferme le canton et dans une superficie de vingt-cinq lieues carrées, on compte 6,000 métiers à tisser la soie, c’est-à-dire 1 métier pour environ 11 habitans. Cette industrie a de tout temps montré assez de vigueur pour éveiller les jalousies de Saint-Étienne, que parfois elle a devancé en matière d’invention. Divers perfectionnemens dans le métier à rubans ont eu la campagne de Bâle pour berceau, et c’est du village d’Aiche qu’est sorti, en 1758, le premier métier à la barre, qui permet de tisser plusieurs rubans à la fois. Quand le ruban à façons exigea l’emploi de tambours et de cylindres garnis de touches, Bâle fut des plus diligentes à s’en pourvoir. Enfin tout récemment, même avant Saint-Étienne, Bâle a introduit dans la fabrication du ruban de soie le régime des grands ateliers en y appliquant les moteurs à feu et les appareils mécaniques. À ce prix seulement, Bâle a pu s’ouvrir des débouchés, et lutter à force de vigilance contre les désavantages de sa situation. Cette situation est ingrate en effet : éloignés à la fois des grands marchés d’approvisionnement pour la matière et des