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grandes traditions, dans ses larges et équitables applications ; c’est la révolution réduite aux proportions d’une secte, d’une école. Ici, c’est le radicalisme qui rapetisse et défigure tout simplement la révolution. La démocratie, la vraie démocratie, elle existe en dehors de ces rêves de songe-creux ou d’agitateurs ; elle est dans la réalité partout vivante ; elle a sa citadelle dans le suffrage populaire, elle a ses garanties dans les progrès qui s’accomplissent chaque jour, dans l’instinct de la France, dans la puissance des choses.

Ce n’est donc pas le progrès démocratique qui est sérieusement menacé dans ce courant contemporain où nous vivons tous ; mais, de l’héritage de la révolution française, ce qui est en souffrance et en péril, c’est la liberté. Depuis quatre-vingts ans, elle flotte d’oscillations en oscillations, ne paraissant gagner du terrain un instant que pour le perdre bientôt. Un jour ce sont les excès révolutionnaires qui l’oppriment, un autre jour c’est le despotisme d’un maître qui la confisque et l’asservit. L’égalité a triomphé en France, la liberté en est encore à chercher son équilibre à travers toutes les expériences dont quelques-unes ont paru heureuses, et n’étaient que le prélude de déceptions nouvelles. Cela tient à plus d’une cause sans doute et surtout malheureusement à la faiblesse de nos mœurs publiques, livrées à toutes les influences contraires ; cela tient en partie à l’idée bien incomplète, bien insuffisante, quelquefois futile que nous nous faisons de la liberté. Pour nous, disons le mot, la liberté est une fête ou un combat. Il faut l’exercer en faisant des tumultes par passe-temps, en criant, en chantant, en organisant des banquets et des promenades patriotiques, ou il faut aller la disputer sur les barricades, au milieu des éclairs de la guerre civile. Nous nous plaisons à cette escrime plaisante ou meurtrière. La liberté sérieuse et pratique, patiemment conquise, fermement et pacifiquement défendue, sévèrement exercée sans menaces et sans défis, cette liberté nous semble froide et banale. Nous ignorons encore ce que c’est que la lutte virile de tous les instans, la lutte où chacun paie de sa personne par sa dignité, par son indépendance de caractère, par une fermeté modérée et inflexible dans les revendications légitimes, et voilà pourquoi nous en sommes toujours à disputer cette part de l’héritage de la révolution, la liberté, sans laquelle la démocratie n’est pourtant qu’un vaste amalgame séditieux ou servile. Quand donc le radicalisme ne trouve rien de mieux que de se proclamer irréconciliable dans les élections, de secouer la torche des revendications impitoyables, il fait une œuvre vaine d’agitation, il s’engage dans une voie sans issue, qui conduit à un combat inégal ou à une défaillance nécessaire. Quand il s’attache particulièrement au progrès démocratique, il se trompe, il s’acharne à ce qui n’est pas en question, à ce qui n’est pas en péril ; il manque du juste sentiment des situations. C’est sur la liberté avant tout qu’il faut concentrer nos efforts : c’est là notre