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La lampe tremble encor sous son globe argenté,
Et l’épouse frissonne et sent sa volonté
Flotter comme la flamme au gré des brises folles.
Les pensers généreux et les chères idoles
Qui faisaient son orgueil ; — le loyal dévoûment,
Le douloureux devoir accompli fièrement,
Les sermens à tenir et l’honneur à défendre,
Elle sent tout cela tomber et se répandre,
Comme à l’automne on voit les brouillards suspendus
Se dissoudre, et soudain sur les champs morfondus
Verser en longs ruisseaux leurs larmes glaciales. —
Et le doute, pareil aux plaintives rafales
Qui tordent en passant les arbres des forêts,
Le doute de son cœur arrache les regrets,
Les résolutions héroïques et fortes,
Et les disperse au loin comme des feuilles mortes.

VI. — NEIGES D’ANTAN.


La maison dort non loin du quai bordé de mâts.
Son étroite façade aux fenêtres gothiques
Découpe sur un ciel tout chargé de frimas
Les gradins dentelés de son pignon de briques.

Le logis est bien clos. Dans l’ombre du parloir,
Deux vieillards, deux époux, sont assis devant l’âtre,
Et, perdus à demi dans un doux nonchaloir,
Ils rêvent aux lueurs de la braise bleuâtre.

Autour d’eux est rangé l’antique mobilier :
Rideaux fanés, miroirs ternis, dressoirs de chêne.
Dans cet encadrement sévère et familier,
Leur vieillesse apparaît lumineuse et sereine.

Le vent souffle, la neige au murmure léger
Palpite comme une aile à la vitre sonore…
Les époux, en voyant les flocons voltiger,
Sentent dans leur mémoire un souvenir éclore,

Un souvenir d’amour et de jeunesse en fleur…
— « Femme, dit le vieillard avec un clair sourire,
Ainsi neigeait le ciel quand je t’ouvris mon cœur… »
Et l’épouse, levant son front ridé, soupire :

— « Je m’en souviens toujours… Je revois le chemin,
Je crois entendre encor siffler parmi les branches