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salut d’un peuple à sa charge. Le groupe, dessiné largement, d’une main libre et hardie, mais savante, s’étale en pleine lumière ; il éclate, on en est ébloui, on emporte l’impression d’une œuvre magistrale et l’assurance qu’un peintre nous est né. Où va-t-il de ce pas ? Nul ne saurait le dire. En face de sa grande œuvre, il a exposé un petit portrait de femme qui vous fait penser à Watteau. Le certain, c’est que M. Regnault est supérieurement doué, et qu’il peut prétendre à tout, s’il travaille. Il a gagné, lui aussi, une belle bataillé ; mais, s’il médite une heure devant son Juan Prim, s’il interroge le modèle qui a posé pour lui, il comprendra pourquoi les triomphateurs sont soucieux : c’est qu’ils ont à justifier et à consolider la victoire.

L’année est bonne pour les trop rares Français qui ont gardé le culte du grand art. M. Delaunay a, sinon exécuté, du moins esquissé une œuvre de premier ordre. Quelques lignes de la Légende dorée lui ont fourni le motif d’une composition grandiose, dramatique, d’un effet saisissant. La peste sévit à Rome ; les morts et les mourans encombrent les places, les rues, le seuil des temples et des palais. « Un bon ange, — c’est la légende qui parle ainsi, — court la ville précédé d’un mauvais ange ; il lui ordonne de frapper les maisons, et autant de fois qu’une maison recevait de coups, autant y avait-il de morts. » Le mauvais ange, armé d’un épieu, fait son devoir avec une admirable furie ; les deux figures surnaturelles sont d’un caractère très juste et très élevé ; toute la composition s’ordonne avec art dans une atmosphère lourde, étouffée, qui montre pour ainsi dire le mal répandu dans l’air. J’espère qu’à défaut de l’état un riche amateur priera M. Delaunay d’exécuter cette admirable esquisse dans les proportions qu’elle comporte. L’artiste a fait ses preuves dans la peinture d’histoire, et la figure humaine n’a point de secrets pour lui.

Les personnages de grandeur naturelle ne suffisent pas à l’ambition laborieuse de M. Bin ; il lui faut des colosses à tout prix. Son Prométhée enchaîné serait de taille à lutter contre les sibylles de Michel-Ange. Trois figures, Junon, Prométhée et Vulcain, couvrent une superficie où l’on pourrait donner le bal. Par malheur, la dimension et la grandeur sont choses bien distinctes ; on fait de l’énorme avec le temps, l’espace et le courage, on ne fait pas du grand sans un autre ingrédient qui s’appelle le génie. Les figures de M. Bin seraient probablement suffisantes, si on les réduisait à 25 centimètres de hauteur ; telles qu’il nous les donne, elles paraissent vides, molles et soufflées ; le modelé se perd dans la solitude des contours comme un centime dans une vaste poche. Le même artiste est sujet à glisser de temps en temps une idée ingénieuse dans ses