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improvisation qui s’inspire du moment et de la nécessité, pour laquelle il n’y a pas plus de modèles et de précédens qu’on puisse imiter qu’il n’y a de règles et de théories pour s’y conduire. La grande loi qui se dessine dans l’histoire n’en est pas moins de nature à fortifier ceux qui se sentent faiblir dans la lutte, à consoler ceux qui se laisseraient aller à désespérer, car elle proclame l’impuissance des idées fausses. Voilà une idée que le moyen âge a caressée pendant mille ans, pour laquelle les cœurs les plus nobles ont lutté, que les plus pervers ont défendue par des forfaits : l’idée de l’unité politique et religieuse de l’Europe. Eh bien ! ni courage, ni sacrifices, ni crimes, ni violences, ni richesses, ni forces, n’ont pu réaliser cette idée, dont le triomphe eût été le signal de mort de notre civilisation, qui ne s’est développée que grâce à l’émulation pacifique ou même à la rivalité guerrière des peuples européens. C’est pour avoir méconnu la nécessité des vivantes individualités nationales que Charles-Quint échoua dans son entreprise politique, comme il échoua dans sa mission religieuse pour n’avoir pas compris la nécessité des sectes. Si le protestantisme avait au XVIe siècle triomphé sur toute la ligne, nul doute qu’il n’eût dégénéré bientôt en théocratie plus intolérante que tout autre système hiérarchique. Si au contraire c’eût été le catholicisme qui eût étouffé la réforme, s’il n’avait été forcé d’avoir recours à la grande rénovation du concile de Trente et de la compagnie de Jésus pour lutter contre son dangereux rival, il ne serait probablement pas la religion vivace qui a résisté à tant d’attaques et que des événemens prochains pourront transformer, mais ne sauraient ébranler.

Unité politique ! unité religieuse ! vains rêves des esprits chimériques ou des ambitieux insatiables, rêves qui jamais ne deviendront réalité, tandis que la lutte entre les rivaux, l’affirmation des droits réciproques, le respect des diversités de nature et de conviction, la liberté en un mot, religieuse ou politique, civile ou internationale, combattue souvent par les grands de la terre, plus souvent par les passions et par les intérêts, a triomphé de tout et de tous, et poursuit sa marche victorieuse de plus en plus assurée vers le règne de la tolérance, dont on devait se croire si loin encore il y a quelques siècles. La somme de liberté dont nous jouissons aujourd’hui dans l’état le plus despotiquement gouverné de l’Occident ne ressemble-t-elle pas à de la licence, si nous la comparons à la contrainte et au silence qui régnaient il y a trois cents ans, et rendaient possibles des crimes pareils à celui que nous venons de raconter ?


K. HILLEBRAND.