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souvent qu’il sera nécessaire. Rien dans sa conduite et dans ses paroles ne ressemble à de la folie. Les chefs du mouvement, intéressés à faire pénétrer dans tous les esprits la conviction qu’ils avaient eux-mêmes de la parfaite santé intellectuelle de Jeanne, appelèrent des médecins du royaume entier pour constater l’état réel de la reine. A plusieurs reprises, ils engagèrent même Hadrien, le représentant de Charles en Espagne, à venir à Tordesillas s’en convaincre. Le rusé Belge, qui ne se soucia jamais de connaître la vérité lorsque la vérité pouvait le gêner, n’eut garde de se mettre dans la nécessité de se rendre à l’évidence ou de mentir. Il pratiqua le grand art d’ignorer les choses désagréables.

Hadrien n’avait pas été rassuré tout d’abord, et dans chacune de ses lettres avait recommandé une amnistie générale, l’expulsion des étrangers, la présence personnelle de Charles, et exprimé la conviction que la cause des rebelles serait gagnée dès que la reine se mettrait à leur tête. Jeanne n’osa ou ne voulut pas. Était-ce scrupule, était-ce manque d’énergie et de résolution ? Il est difficile de le dire aujourd’hui. Élevée dans les préjugés de son époque et de son rang, il lui sembla sans doute inouï que de simples bourgeois s’occupassent des affaires d’état, qui revenaient de droit aux grands. Ignorant complètement l’état des partis et les dispositions de Charles à son égard, trompée par les agens secrets d’Hadrien, elle ne se fiait pas complètement aux chefs des comuneros. N’étaient-ce pas des rebelles contre l’autorité légitime ? ne la trompaient-ils point ? pouvait-elle se prêter à n’être qu’un instrument entre les mains des insurgés contre la famille royale ? Elle, si respectueuse pour son père, qui l’avait tant fait souffrir, si fidèle à son indigne époux, ne pouvait guère se résoudre à agir contre son propre fils. « Que personne n’essaie de me brouiller avec mon fils, disait-elle ; ce qui m’appartient est à lui, et il aura soin du bien du royaume. » M. Bergenroth croit voir dans sa conduite un calcul profond. En refusant catégoriquement au lieu de biaiser et de temporiser, elle aurait fait les affaires des autres prétendans, de la Beltraneja, sa cousine[1], ou de Pedro Giron, le descendant d’Alonzo ; les comuneros se seraient aussitôt adressés à l’un des deux. Il nous semble que ses refus timorés s’expliquent plus naturellement. Abusée depuis quatorze ans, elle était devenue extrêmement méfiante. D’ailleurs des messagers secrets de Charles parvenaient jusqu’à elle, car, comparés aux habiles exécuteurs des volontés impériales, les rebelles étaient bien novices dans l’art de

  1. Jeanne, appelée la Beltraneja parce qu’on la croyait fille adultérine de Beltran de la Cueva, avait été, après la mort de son père putatif, Henri IV de Castille, soutenue comme héritière par une partie de la noblesse. Elle ne mourut qu’en 1533.