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Au moment toutefois où nous sommes arrivés (septembre 1518), la reine semblait avoir cédé. On ne comprend donc guère pourquoi on la poursuivait encore, si le salut de son âme inquiétait seul son surveillant. Frère Juan de Avila se contente de ce résultat, et devient dès lors un des défenseurs de la reine. Aussi a-t-on hâte de se débarrasser de lui : on le consigne même dans son couvent ; ses lettres deviennent de plus en plus rares ; sa voix s’affaiblit « comme celle d’un homme qui se noie, » dit M. Bergenroth, jusqu’à ce qu’enfin elle se taise complètement. Le marquis cependant ne cessait point de poursuivre encore le but principal de sa mission, qui était évidemment d’extorquer à la victime une abdication en forme ; il n’y réussit point. Nous connaissons déjà la force de résistance de Jeanne, et nous ne pouvons être étonnés de l’insuccès du marquis. Nous verrons d’ailleurs dans la suite de ce récif, que, si Jeanne eut un coin de folie, ce fut une répugnance singulière à mettre son nom au bas d’un écrit quelconque, répugnance qui ressemble à une monomanie, et qui eut certainement sa source dans la terreur qu’on avait su lui inspirer dès sa jeunesse pour cet acte compromettant. Elle était la reine légitime ; il suffisait, — les meilleurs amis de Ferdinand et de Charles le disent à plusieurs reprises, — il suffisait que des ennemis de l’usurpateur lui arrachassent sa signature pour soulever le pays tout entier contre « l’étranger, » — Aragonais ou Flamand.

Pendant tout ce temps, quels sont les symptômes réels d’aliénation chez la reine ? Des repas pris irrégulièrement, une toilette plus que négligée, de longs séjours au lit, ne prouvent pas grand’ chose, surtout quand il s’agit d’une personne séquestrée, à laquelle on interdit l’air et la lumière. En quarante-neuf ans, on ne signale pas un acte de violence, si ce n’est un jour un mouvement d’impatience qui lui fait lever la main sur une de ses servantes ; on ne lui prête point d’idée fixe, car aucun contemporain, pas même Ferdinand, l’inventeur probable de tout ce roman, ne soutient formellement qu’elle refusât de croire à la mort de Philippe ; enfin nous avons encore, attestés et légalisés par des témoins, les comptes-rendus des conversations de la reine avec les rebelles ; nous possédons les longs entretiens du marquis de Dénia avec la prisonnière, entretiens dont celui-ci faisait à son maître un rapport fidèle. Rien n’y révèle le moindre symptôme de folie. Il est vrai que ces entretiens sont bizarres ; mais ce n’est point du fait de la reine, laquelle est pleine de sens dans ses observations, rusée et