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parler avec Jeanne devant du monde, pas même devant ses femmes., Il l’avait hautement approuvé d’avoir empêché la reine de sortir. « Il faut, avait-il ajouté, que, pour les choses concernant son altesse, vous n’écriviez à personne qu’à moi-même, et que vous envoyiez toujours les lettres par un messager sûr, puisque la chose est si importante pour moi et de nature si délicate. » Dénia répond qu’il apprécie toute l’importance du secret, et jure que « personne n’apprendra rien sur l’état vrai de la reine. » Il s’excuse même d’avoir écrit à Ferdinand, frère de Charles. « Quand même, ajoute-t-il, il resterait cent ans en ce pays, je ne lui communiquerai rien de ce qui se passe ici. » Plus tard, il demande à Charles des chiffres pour correspondre plus sûrement encore. A chaque lettre, nouvelles recommandations, nouvelles promesses de garder le secret. Est-ce la folie de la reine-mère qu’on essaie ainsi de cacher à tous, même aux conseillers privés, alors que Charles ne règne qu’en l’invoquant ? Ne serait-ce pas plutôt la crainte de voir des doutes s’élever sur cette folie, qui pouvait paraître et parut en effet à beaucoup de personnes une simple surexcitation nerveuse augmentée par la contrainte ? La correspondance secrète trouvée par M. Bergenroth va répondre à ces questions.

Ce que l’on appelait pompeusement le palais de Tordesillas était un bâtiment grossier qui ressemblait plus à une maison bourgeoise qu’à un château royal. Une grande et vaste pièce tenait presque tout le rez-de-chaussée, et avait vue sur le Duero et la triste plaine qui s’étend au-delà. Les autres pièces, assez nombreuses, mais mesquines, étaient occupées par l’infante doña Catalina, née immédiatement après la mort de Philippe, pendant le voyage de Burgos à Tordesillas, par le marquis de Dénia et sa famille, enfin par les femmes de service et de surveillance. Quant à la reine elle-même, elle habitait une petite chambre attenante à la grande salle et complètement dépourvue de fenêtres et même de lucarnes. Une lampe, qui brûlait nuit et jour, l’éclairait seule. Jeanne ne devait quitter cette pièce sous aucun prétexte, et c’est en vain que sa fille Catalina, dans une lettre touchante (19 août 1521), conjurait son frère Charles, « par l’amour de Dieu, de permettre que la reine, sa souveraine, pût se promener dans le corridor le long de la rivière ou dans celui où l’on gardait les tapis, et qu’on ne l’empêchât pas de se rafraîchir dans la grande salle. » Comme les passans eussent pu entendre son appel, on jugeait prudent de la confiner dans sa pièce noire. Dans les rares occasions où elle put en sortir pour quelques momens, elle était strictement surveillée.

Ses dépenses annuelles étaient fixées à 30,000 écus d’abord, puis à 28,000 ; mais son trésorier, Ochoa de Olanda, avait ordre de ne