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du salut spirituel et terrestre de la chrétienté fit le reste ; Jeanne resta donc à Tordesillas sous Charles comme elle y était restée sous Ferdinand.

Au premier moment du nouveau règne, il sembla toutefois qu’il allait y avoir un peu de soulagement dans l’état de la princesse. Le cardinal Cisneros (Ximénès), vice-roi d’Espagne en attendant l’arrivée de son maître, destitua le terrible geôlier Mosen Luis Ferrer, moins par pitié pour la reine que par haine des « Aragonais, » que la noblesse castillane comptait bien remplacer dans la faveur royale après la mort de Ferdinand. Le cardinal envoyait en même temps à Charles une personne de confiance pour lui dire que Ferrer avait, par son traitement, mis en danger « la vie et la santé » de sa mère. Ferrer, qui voyait réellement de la démence dans la mélancolie de Jeanne, déclara qu’il n’avait jamais donné la cuerda à la reine que sur les ordres du roi Ferdinand. La cuerda consistait, d’après M. Bergenroth, à suspendre la victime par les bras et à lui attacher aux pieds de gros poids qui finissaient par désarticuler les membres. Le cardinal ne voulut point écouter ces excuses, maintint la destitution de Ferrer, et le remplaça par un certain Estradas. Quant à Charles, loin de s’indigner de la conduite de Ferrer, il se fâcha presque contre l’indiscret vice-roi. « Comme, il ne convient à personne plus qu’à moi-même d’avoir soin de l’honneur, du contentement et de la satisfaction de la reine, ma souveraine, ceux qui se mêlent de ces choses ne peuvent avoir de bonnes intentions. » En Flandre, s’il faut en croire Diego Lopez de Ayala, qui vivait à la cour de Bruxelles, on ne fut pas dupe des belles paroles de Charles. « Ici, écrivit-il le 12 juillet 1516 à Cisneros, ils ne parlent, à ce que je vois, de la santé de la reine que prœter forman, et sans le moins du monde la désirer. Ce sont gens très dangereux, et on est obligé d’avoir garde à sa langue. »

Nous ne savons rien de la première visite de Charles à Tordesillas, si ce n’est qu’elle eut lieu le 15 mars 1518 ; et que Charles, en quittant sa mère, lui laissa comme gouverneur don Bernardino de Sandoval y Rojas, marquis de Dénia et comte de Lerma, revêtu de pouvoirs discrétionnaires sur la personne de la reine, ses serviteurs, les autorités et la bourgeoisie de la ville. A partir de ce moment, nos renseignemens deviennent exacts et abondans, car outre la correspondance officielle, destinée à être lue devant les conseillers privés du roi, il y eut une seconde correspondance, que celui-ci lisait seul, et que le marquis écrivait de sa propre main pour ne pas initier son secrétaire, ainsi qu’il le dit lui-même, à ce terrible secret. Charles en effet lui avait recommandé (18 avril 1518) d’être aussi prudent que possible, de ne jamais