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Champs-Elysées ou dans les caves des maisons en construction ; la plupart du temps ils vont finir leur nuit au poste. Les plus à plaindre sont ceux qui, sans réflexion ni prévoyance, cherchent un asile sous les arches de ponts et y dorment baignés par le courant d’air glacial qui paralyse leurs membres et les envoie bientôt à l’hôpital atteints de rhumatismes articulaires ou de névralgies aiguës. Le lieu de prédilection des vagabonds et des voleurs a été longtemps les fours à plâtre de Montmartre ; mais depuis que ces derniers ont été abandonnés, ils se sont rejetés en partie vers Bagnolet et vers Pantin. Il est cependant un endroit qu’ils fréquentent volontiers à Paris et qui est fort connu, car chacun a entendu parler des carrières d’Amérique. Ce n’est pas là pourtant, comme on semble le croire, qu’ils s’entassent pendant les nuits d’hiver. Les carrières en effet sont inhabitables, même pour des hommes rompus à toutes les duretés de la vie en plein air ; ce sont de longs couloirs d’où l’eau tombe goutte à goutte sur des terrains tellement détrempés qu’on y marche dans la fange jusqu’au-dessus de la cheville. C’est tout auprès qu’ils se réfugient, à côté de fours à plâtre qui, flambant jour et nuit, répandent une chaleur dont les vagabonds savent apprécier les bienfaits. Là, ainsi qu’ailleurs, comme on fait son lit, on se couche. Les mieux avisés n’arrivent pas trop tard, de façon à pouvoir choisir les bonnes places, s’étendre sur les fagots, non loin des fours et à l’abri des courans d’air. On fait plus que d’y dormir, on y soupe de charcuterie, d’eau-de-vie volées : on s’y donne des rendez-vous, l’on s’y invite en soirées ; on y danse, on s’y bat, et il n’est si repoussante débauche dont ces lieux désolés n’aient été les témoins.

Tout s’use à la longue, les carrières d’Amérique sont près d’avoir fini leur temps ; en tout cas, leurs belles nuits sont passées. La police a trop regardé de ce côté-là, et les vagabonds ne s’y rendent plus qu’en hésitant, car il est rare maintenant que leur sommeil n’y soit pas troublé. Vers deux heures du matin, quand on estime que les fours à plâtre sont occupés et que chacun s’y est endormi, on part à petit bruit du poste de police le plus voisin. Les agens, commandés par un officier de paix, se divisent en quatre bandes qui, rasant les murailles, marchant sur la pointe du pied, entourent le repaire de tous côtés, de façon à en garder les issues. A un signal donné, les torches sont démasquées, et l’on se précipite avec ensemble vers le grand dortoir improvisé sous les voûtes blanchies. L’alerte est générale. Les novices cherchent à se sauver ; les vieux routiers se lèvent en étirant les bras, et se placent d’eux-mêmes entre les agens. Nul ne résiste jamais, et le premier mot de tous ces malheureux est : ne me faites pas de mal ! Que trouve-t-on