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par jour, qu’avec de l’intelligence, des bras solides et du bon vouloir on arrive à tout, même aux honneurs. Voilà ce qu’on se dit dans les veillées d’hiver, autour de l’âtre ou brûlent en pleurant quelques brindilles de bois vert. Le jeune homme est anxieux ; des rêves d’or bruissent dans sa tête ; on se rappelle ce que racontait le voisin, qui a fait son congé et a tenu garnison à Paris ; il a parlé des femmes élégantes, des voitures sans nombre, des spectacles, des cafés toujours ouverts, des bals où l’on danse toute la nuit, des palais, des belles promenades, des rues interminables, de cette foule, de cette activité, de ce gaspillage. C’était jadis une affaire qu’un voyage à Paris ; à pied, le long des routes poudreuses, le sac au dos, il fallait obtenir dans les fermes l’autorisation de coucher sous la grange ; parfois on se louait pour faire les étapes suivantes ; on employait un mois, six semaines, quelquefois plus pour parvenir jusqu’à la terre promise. Il n’en est plus ainsi, des chemins de fer vous portent en quelques heures dans cette ville incomparable, dont on raconte des merveilles, et qui adopte ceux qui se donnent à elle avec un cœur vaillant. L’homme et la femme ne résistent pas longtemps à de telles obsessions. Pour un qui réussit, combien y en a-t-il qui succombent ! L’homme est saisi par le vagabondage, et la femme par quelque chose de pis.

Aussi, dans ce chiffre effrayant de 35,751 arrêtés en 1868, il faut compter 14,550 vagabonds et 3,353 mendians. Beaucoup de ces pauvres gens ont été pris dans les premiers jours de leur arrivée à Paris ; dénués, sans asile, dans un état d’ahurissement indescriptible, n’ayant pas de quoi manger, ayant marché la nuit entière pour n’être pas ramassés par les rondes de police, harassés, ils ont été se livrer eux-mêmes au premier poste qu’ils ont trouvé sur leur chemin. Cette histoire est celle de bien des paysans que les travaux de Paris ont attirés, et qui n’ont pas su se procurer l’ouvrage et le pain quotidiens. Sur les 35,751 individus, 4,429 ont été arrêtés en vertu de mandats d’amener lancés par le parquet de la Seine, 151 en vertu de mandats départementaux, 13 en vertu de mandats du préfet de police, et 31,158 parce qu’ils avaient été surpris en flagrant délit, ou qu’ils n’avaient ni ressource ni asile. Bien des enfans âgés de moins de seize ans (2,333) ont été arrêtés aussi pour fait de vagabondage, et parmi eux il s’en trouve qui, dans la même année, ont été conduits au dépôt quatorze fois et plus. Ceux-là, c’est la vie sédentaire et cloîtrée qui les pousse à fuir. On les rend à leur famille : ils ont pleuré, ils ont couché en prison, ils sont pleins de honte et d’un remords sincère, ils font effort sur eux-mêmes pour ne plus retomber en faute ; mais je ne sais quel oiseau voyageur bat de l’aile dans