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autres qui se trouve situé non loin de l’Ancienne barrière des Deux-Moulins, et où l’on arrive en traversant des rues si particulièrement fangeuses qu’elles semblent n’avoir jamais été pavées, et si en dehors de toute civilisation qu’elles sont encore éclairées par ces vieux réverbères à l’huile que quatre cordelettes suspendent entre les maisons. La salle de bal est une sorte de couloir peint en jaune ; au fond, sur une estrade, l’orchestre, composé d’un cornet à piston, d’un flageolet et d’un tambour, fait rage sans rhythme ni mesure. Là, quand il manque une danseuse, on prend la cuisinière du lieu, car le bal se double d’une gargote. Quelques-uns de ces vastes cafés où l’on danse, où la musique et l’eau-de-vie semblent s’entr’aider pour produire une chorégraphie inconnue, sont relativement luxueux. Le cœur y est involontairement serré à l’aspect de certaines femmes ; non pas de ces femmes épuisées, modelées par le vice, non pas de ces jeunes sorcières de dix-sept ans qui portent sur le visage l’empreinte des plus mauvais instincts, mais de ces jeunes filles blondes, un peu fades, manifestement sans résistance, qui ressemblent à « la cruche cassée » de Greuze, que l’entraînement du plaisir amène dans ces lieux de perdition, et qui, par nonchalance, par faiblesse constitutive, tomberont de chute en chute jusqu’à l’abjection des antres qu’on ne nomme pas ou jusqu’aux cellules des maisons centrales.

Tous ces bals sont pareils, ou peu s’en faut, et gardent le caractère général de guinguette ; un cependant m’a paru plus sinistre que les autres. Sur une des places de Paris, vers le point où le canal se jette dans la Seine, il est établi dans un local construit en planches qui représente assez exactement ces vastes baraques qu’on élève pour abriter les navires encore placés sur le chantier. Des drapeaux tricolores tapissent les murailles peintes en blanc. Les danseurs y sont nombreux, et le moindre geste des danseuses consiste à lever la jambe plus haut que la tête. L’orchestre est représenté par trois cornets à piston, un ophycléide alto, une clarinette, une grosse caisse et des cymbales : il forme une basse continue sur laquelle éclatent les notes de cuivre. Les airs, choisis à dessein, sont très rhythmés et d’une violence excessive. Involontairement on pense à Orphée, car Les Ménades qui ont déchiré son corps devaient être affolées par une musique semblable. Rien n’est plus nerveux, plus brutal ; c’est la folie furieuse de la cadence et du son. Les hommes qui fréquentent cette maison maudite sont des escarpes, des scionneurs, des assassins et des meurtriers. Ils ont pu entrer là, méditant pour la nuit un vol qui leur donnera les joies du lendemain : mais lorsqu’ils ont pendant une heure seulement entendu cette musique infernale, ils sont sortis résolus à toute violence, s’y excitant et s’en