Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contemporains d’une science et d’une autorité reconnues : il n’en est pas un seul qui dénie à l’animal une âme capable de souffrir et de jouir, d’aimer, de vouloir et même d’accomplir certaines combinaisons intellectuelles.

Voilà un second point considérable et qu’on peut regarder comme acquis. Il est impossible d’en dire autant du troisième. Sur le problème des origines animales de l’homme et de l’avenir immortel des animaux, quelques zoologistes se déclarent fixés. Ils le résolvent, les uns par un non, les autres par un oui, et ils produisent leurs preuves. Du côté des philosophes, c’est tout autre chose. Pour un psychologue qui tranche la difficulté, il y en a vingt qui se gardent de l’affronter. Peut-être sommes-nous cette fois sur les confins du pays des chimères, et les philosophes ont-ils raison de rester en-deçà. Cependant, en présence du défi que leur jette une certaine anthropologie, il ne leur est plus possible de refuser la discussion. S’ils jugent qu’il n’y a pas lieu d’y entrer, il faut qu’ils donnent leurs motifs. Je concède qu’il est encore trop tôt pour se prononcer à l’égard des futures destinées de l’éléphant et du crocodile ; mais il y a une question dont la solution préparerait les esprits à en aborder de plus épineuses : c’est celle de la différence actuelle entre l’âme de l’homme et celle de la bête. Eh bien ! celle-ci n’est ni oiseuse, ni résolue, ni insoluble, et, pour la science de l’esprit, l’heure est décidément venue de s’y engager..

Il n’est indifférent ni en théorie ni dans la pratique de savoir à quel degré la nature intime de l’homme diffère de celle de l’animal. Les plus grands génies ont compris qu’il importait de marquer la distance avec une précision scientifique : non qu’il convienne, ainsi qu’on persiste à le répéter, d’étudier d’abord les bêtes afin de mieux connaître l’homme. La véritable méthode ne consiste point à aller de ce qui est obscur à ce qui est plus clair ; mais, cette réserve faite, il est incontestable que la science de l’esprit doit s’étendre à tout ce qu’il y a d’esprits dans l’univers. On la mutile en la restreignant à l’observation de l’homme. Porté sur le terrain de la pratique, le débat acquiert un intérêt bien plus saisissant encore. Les mœurs et les lois se modifient selon que l’intervalle entre l’homme et la bête croît ou décroît aux yeux de la raison. Un jour, Fontenelle et Malebranche entraient ensemble à l’oratoire Saint-Honoré. La chienne de la maison vint caresser Malebranche, qui la reçut à coups de pied et lui arracha des cris plaintifs. Fontenelle s’en étant ému, le philosophe cartésien lui répondit froidement : « Eh quoi ! ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? » De nos jours, on appliquerait à Malebranche la loi Grammont, et il paierait l’amende. C’est qu’il ne jugeait pas l’animal capable de souffrir, tandis qu’il n’est personne aujourd’hui, spiritualiste ou non, qui ne