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peu bizarre et qui semblait trahir chez le possesseur quelques excentricités d’imagination, par exemple l’amour d’une nature légèrement inculte et la passion exagérée des roses. Une belle allée coupait par le milieu ce jardin, où ne poussait rien que de l’herbe qui retombait comme affaissée sur elle-même pour avoir grandi trop longtemps sans être émondée. D’autres allées latérales divisaient en carrés et en plates-bandes cette verdure épaisse ; mais l’abondance des rosiers était extraordinaire, et les parfums qui remplissaient l’air corrigeaient en quelque sorte la tristesse qu’inspirait à l’âme la vue de ce gazon languissant par excès de croissance. Aux deux bouts du jardin, deux berceaux composés de treillages et de plantes grimpantes étaient disposés pour la commodité du promeneur ; il pouvait s’y reposer, lire, rêver, y faire sa sieste dans les chaudes après-midi de l’été. Ce jardin n’était pas triste, car tout y parlait de nos habitudes d’existence, et cependant il inspirait involontairement cette sorte de mélancolie qu’inspirent les lieux abandonnés ; on aurait dit que le maître était absent, et que son retour était incertain, Tout à coup, en me baissant, j’aperçois tout à ras du sol la surface d’une pierre taillée de petite dimension : je fais quelques pas en écartant le gazon ; au pied de chaque rosier, une pierre était posée à plat en terre, toute semblable à un cachet de cire sur un parchemin. Ces pierres étaient en effet les cachets qui scellaient pour l’éternité l’héritage que ceux qui ont vécu lèguent à la terre. Ce gentil jardin était le cimetière morave.

Je m’assis sous un des berceaux de ce jardin des morts, et je m’abandonnai aux réflexions qu’un tel lieu peut inspirer. Un cimetière pareil est-il vraiment chrétien ? Nous savons la place importante que l’idée de la mort occupe dans le christianisme, et quel soin il a pris de rappeler sans cesse cette plus solennelle et plus redoutable de toutes les réalités. L’idée de la mort est terrible pour le chrétien, non à cause du fait physique de la cessation de la vie, mais parce qu’elle entraîne nécessairement l’idée du jugement. Où sont allés ceux que nous avons vus disparaître ? Ont-ils besoin de grâce et de pardon, ou bien, désormais heureux, la mort n’a-t-elle pas entraîné pour eux de plus grande affliction que la douleur passagère qu’ils laissent aux survivans ? C’est une terrible incertitude, et qui justifie l’abondance des signes lugubres qui dans nos cimetières implorent la pitié divine, et demandent aux vivans l’aumône d’une prière ou à tout le moins d’une pensée mélancolique. Cette idée de la mort ne s’exprime guère, il est vrai, avec toute son effroyable éloquence que dans les cimetières catholiques, mais enfin, quoiqu’elle se montre très affaiblie dans les cimetières protestans, elle y conserve encore une partie de sa terreur. Ici au contraire la pensée de la mort est complètement effacée ; rien n’y