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les plus lointaines du protestantisme et de l’examen individuel appliqué aux livres saints. Cette religion philosophique, née de la critique et de la comparaison, qui retire le christianisme à l’éternité pour le rendre au temps, qui lui assigne une origine historique et fait jaillir sa source d’un point de l’espace, qui le représente comme né au sein de la création et non pas comme préordonné par Dieu antérieurement à toute création, qui, en un mot, en fait une partie de l’histoire humaine et terrestre, au lieu d’en faire la pièce principale de l’histoire ontologique du monde de l’être, cette religion, dis-je, est déjà tout entière dans Rembrandt. Il est le premier peintre qui ait pris un soin extrême à replacer ses personnages dans les conditions de temps et de lieu. Rembrandt est véritablement l’inventeur de la couleur locale, dont aucun autre peintre avant lui ne s’était jamais avisé, sauf pour un seul épisode des livres saints, l’adoration des mages, épisode dont le caractère est tellement particulier que le peintre est involontairement obligé de sacrifier à une certaine exactitude historique. Le moyen en effet de représenter des rois mages sans leur donner les vêtemens et les attributs de cet Orient dont ils apportent les richesses et les parfums ? Cette préoccupation de la couleur locale s’étend chez Rembrandt à tous les sujets, et, s’il semble quelquefois céder à la fantaisie dans les détails d’architecture et de vêtement, ce n’est pas toujours par caprice pittoresque ; il veut certainement être exact autant que possible. Or le résultat immédiat de cette préoccupation de couleur locale est de donner aux scènes représentées une couleur purement humaine et historique, en sorte que le christianisme de Rembrandt, lorsqu’il ne laisse pas sous une impression démocratique, laisse sous une impression rationaliste.

S’il faut dire toute ma pensée, je crois fort que la religion de Rembrandt fut affaire non de sentiment et d’instinct, mais d’imagination et d’intelligence. Il est vrai qu’il est le seul peintre hollandais qui ait fait de la peinture religieuse, et par là il semble trancher fortement sur tous ses émules ; mais, quand on y regarde de très près, on s’aperçoit qu’il n’y a pas loin de ses personnages pieux et sacrés aux personnages vulgaires d’un Gérard Dow, d’un van Ostade ou de tout autre, et que le même sentiment d’où sortit toute la peinture de genre hollandaise fut aussi l’inspirateur de la grande peinture de Rembrandt. La Hollande semblait condamnée par son sentiment exclusivement démocratique à ne produire aucune œuvre qui pût lutter avec l’Italie ou la Flandre ; en homme de génie qu’il était, Rembrandt vit que le protestantisme lui fournissait le moyen d’interpréter les scènes de l’Écriture dans un sens familier et populaire qui serait en sympathie avec les instincts de la