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le talent d’exécution de Rubens, c’est au-delà du métier qu’il faut regarder pour trouver l’homme de génie, tant la portée de ses pensées en dépasse l’expression, pourtant si merveilleuse. Au contraire, bien que Rembrandt ait exprimé des pensées et des sentimens d’une haute importance, c’est à l’artiste même, à l’homme du métier qu’il faut surtout s’adresser pour trouver l’homme de génie.

C’est mal louer Rembrandt que de l’appeler grand artiste ; le seul nom qui lui convienne est celui de maître sorcier. Son vrai coup de génie fut de découvrir un secret de la nature que personne n’avait soupçonné avant lui. Ce secret l’enchanta tellement par l’inépuisable fécondité des ressources qu’il fournit à l’artiste et par les merveilleuses applications qu’il en tira, qu’il ne put se défendre d’en exagérer la valeur. Il vit comme personne ne l’avait jamais vu avant lui et comme personne n’a su le voir après lui que la lumière, qui dans la nature est le seul véritable agent de poésie, était nécessairement dans l’art un agent souverain de magie, il vit que la peinture jusqu’à lui avait attribué à la forme des objets une fixité qui ne leur appartenait pas, et que notre monde, au moins à la surface, qui seule importe à l’artiste, est un monde fluide dont l’aspect varie incessamment.

Dans la nature, tous les élémens sont soumis au caprice de la lumière, et nous ne voyons pas une seule fois en notre vie les choses telles qu’elles sont réellement ; nous les voyons seulement telles qu’il lui plaît de nous les montrer de minute en minute. Les formes des objets diffèrent selon qu’elles sont plongées dans l’ombre ou dans la lumière, et avec les divers degrés d’ombre ou de lumière ; les couleurs surtout varient infiniment selon le plus ou moins d’intensité de la lumière qui les frappe. Qui n’a vu la cime d’un bois ou le feuillage d’un penchant de collines changer vingt fois de teintes en une heure selon l’état du ciel ? Ce ne sont là que les merveilles banales de la lumière du plein jour et des pays favorisés ; elle a bien d’autres propriétés singulières. Par exemple, croiriez-vous que les pays du coloris par excellence, ce sont les pays à climat brumeux et indécis, où le ciel d’ordinaire voilé ne laisse tamiser la lumière qu’à travers une fine gaze blanche de vapeurs nuageuses ? Il semblerait qu’une lumière très éclatante et très égale tombant à flots sur les objets dût mieux les faire ressortir ; point du tout, elle en triomphe pour ainsi dire, et en en triomphant elle noie les formes, éteint les couleurs. Adoucissez au contraire la lumière de façon à lui enlever toute splendeur, pâlissez-la, et aussitôt les couleurs, prenant leur revanche, vont resssortir avec un éclat mat, sans brillant, mais d’une solidité extraordinaire. C’est là un phénomène qu’ont pu observer tous ceux qui ont vécu quelque