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Parmi ces portraits, il en est deux qui nous intéressent particulièrement. Le premier est celui de Saumaise ; figure laide, sèche, vive, en bloc très française, et, j’en suis fâché pour les amis des lumières, parfaitement spirituelle. Ah ! mon Dieu, oui ! cet obscurantiste de Salmasius, ce défenseur du droit divin selon les doctrines de Jacques Ier et de Charles Ier, cet adversaire malheureux du grand Milton possède un nez de furet, des yeux malicieux et une physionomie mobile qui n’est pas sans attrait. Le second est celui de Joseph Scaliger, que nous pouvons à la rigueur appeler notre compatriote, puisque son père, le féroce Jules-César, le mit au monde à Agen. En réalité, Joseph Scaliger est un Italien, et on s’en aperçoit bien à sa physionomie. Ah ! voilà un visage qu’on n’oublie pas, celui de ce Scaliger ! Figurez-vous un mélange de cardinal romain, d’artiste de la renaissance, de magnifico de Venise et de brigand des Calabres, et vous aurez une idée du visage de Joseph Scaliger avec son nez d’aigle, ses traits maigres et accentués, sa physionomie mi-partie de grand seigneur, mi-partie d’artiste. Toutes les autres figures de savans, si caractérisées pourtant, s’effacent et deviennent humbles devant celle-là. Quel feu étrange y eut-il donc dans cette Italie des siècles antérieurs ? En rencontrant ce visage de Scaliger après ceux de tous ses illustres confrères, j’ai ressenti juste la même impression que j’avais éprouvée quelques jours auparavant au musée de La Haye, lorsque après avoir contemplé les chefs-d’œuvre hollandais je m’étais trouvé brusquement en face d’un chef-d’œuvre du Titien provenant de la galerie du feu roi Guillaume. Cette toile merveilleuse avait vraiment l’air d’être plus étonnée de se voir à La Haye que le doge de Gênes ne le fut jamais de se voir à la cour de France. Un seigneur assis devant un clavecin tourne la tête vers une jeune femme entièrement nue dont la personne présente avec la plus admirable perfection les deux caractères de la beauté telle que la comprend Titien, la force dans les membres et le tronc, la grâce dans les traits et la physionomie, — un corps robuste, sain et irréprochable surmonté d’une tête mignonne et aux séductions irrésistibles. Nul contraste ne peut être plus grand que le contraste entre ce poème de la chair et les chefs-d’œuvre familiers qui l’entouraient, et qui restaient un instant écrasés sous cette splendeur. Tel le portrait de Joseph Scaliger parmi les portraits de ces autres savans de toute nation, hollandais, allemands, français.


II. — L’hôtel de ville de Harlem

D’ordinaire on quitte la Hollande sans exécuter le petit voyage de Rotterdam à Gouda, et nous devons à notre collaborateur M. Réville de ne pas nous être rendu coupable de cette négligence.