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Hollande circule invisible à travers la ville, et n’a laissé ici aucun de ces grands témoignages qui partout ailleurs la font apparaître aux yeux. Ici pas de Taureau de Paul Potter, pas de Leçon d’anatomie, pas de Ronde de nuit, pas de Milices bourgeoises, pas de ces portraits d’arbalétriers qui décorent l’hôtel de ville de Harlem. Leyde est veuve de tout art, et des innombrables productions de ses glorieux fils, aucune n’est restée pour la décorer, pour donner le signalement de ses mœurs et de son caractère. Nulle servante de Gérard Dow et de Miens n’est restée ici pour nous dire : Leyde est par excellence la ville de la propreté. Nulle grosse farce de Jean Steen n’est accrochée à ses murailles pour nous rappeler que cette ville studieuse fut aussi une ville de joyeuse humeur, et que son peuple eut toujours un goût prononcé pour les bonnes choses de ce monde. Passe encore que Leyde soit veuve de son Rembrandt ; Rembrandt est l’interprète général de toute une nation, bien plus, de toute une communion ; mais l’absence de son Gérard Dow et de son Jean Steen prive vraiment de toute voix le génie même du lieu, et l’empêche de se faire reconnaître au visiteur qui ne sait pas le deviner[1]. Ici une réflexion qui a son importance se présente à notre pensée : quand vous voulez découvrir l’âme vraie d’une localité, ce n’est pas aux très grands génies qui en sont sortis qu’il faut vous adresser, car, en vertu de l’expansion qui est en eux, leur nature rayonne hors de l’enceinte étroite de leur ville ou de leur bourgade ; de tels hommes expriment l’âme d’un peuple, quelquefois même un état d’âme universel. Les génies de second ordre ont au contraire une saveur de terroir très prononcée. En Rubens est la personnification de toutes les Flandres ; mais l’humeur anversoise proprement dite se retrouve dans Jordaens. Le génie de Titien échappe en grande partie à Venise ; mais toutes les magnificences de la ville des doges vivent dans Véronèse. Un Molière, enfant de Paris, est un interprète de la France ; mais l’esprit parisien proprement dit respire avec tout son vif entrain dans Regnard. Quiconque voudra connaître les caractères particuliers des diverses villes italiennes, savoir en quoi les mœurs de Cologne différaient de celles de Ferrare, celles de Florence de celles de Sienne ou de Pise, devra bien plutôt le demander à Bandello qu’à Boccace. C’est ainsi que Gérard Dow et Jean Steen sont les représentans de Leyde, tandis que Rembrandt est le représentant de la Hollande entière.

  1. De toutes les œuvres de ses fils, Leyde n’en a conservé que deux, et une seule a quelque importance. C’est un triptyque du vieux Lucas de Leyde représentant le jugement dernier. de toutes les œuvres de cet artiste que nous ayons vues, celle-ci est la moins remarquable. Lucas de Leyde est plus original quand il est gracieux que lorsqu’il veut être terrible ou sévère.