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unes par les autres, saisit la filiation des talens, marqua les influences diverses qu’ils avaient subies, éclaira l’histoire littéraire par l’histoire politique, et de proche en proche, de fragmens en fragmens, qui étaient pour lui comme des pierres milliaires, il retrouva avec beaucoup de vraisemblance le chemin parcouru par la poésie latine. Tout cela fut fait sans esprit de système, sans témérité, avec cette discrétion de la critique française qui n’attache de prix qu’aux résultats les plus certains. Ce n’était pas une petite entreprise de faire l’histoire de la poésie dans les premiers siècles littéraires de Rome, d’une poésie dont il ne reste que des vestiges épars. À travers ces ruines, ces courts fragmens, ces vers brisés, il ne suffit pas de tracer un grand chemin, il faut en ouvrir mille, selon les questions qui se présentent, selon le but qu’on se propose ; il faut revenir sur ses pas, retraverser ses propres traces, aller d’un vers d’Ennius à un vers de Lucilius, retourner de celui-ci à celui-là,

…… Perplexum iter omne revolvens
Fallacis silvæ
……

Il en est d’une littérature confuse comme d’une forêt dont il faut battre tous les buissons pour la connaître. On ne s’y retrouve, on ne peut s’en faire le tableau que si on l’a souvent parcourue en tout sens. C’est par des explorations répétées faites dans les directions les plus diverses que M. Patin nous a fait comprendre une histoire que d’autres travaux pourront compléter, mais qui n’est plus à faire.

Une érudition si industrieuse, si pleine de détails, qui ne pouvait se composer que d’élémens dispersés, aurait risqué de décourager des auditeurs français, si elle n’avait été servie par une éloquence facile et légère, errant sans s’égarer, capable de se répandre en utiles détours, entraînant dans son cours aisé ce qui devait être cherché au loin a traversé le temps et l’espace, allant de Rome à la Grèce, d’Homère à Ennius ou à tel autre poète des premiers âges, sans jamais perdre de vue le point où il s’agissait d’aboutir.

Le livre nous donne sous une forme plus condensée la substance solide de ce cours plein d’idées justes et de vues neuves. Si quelques-unes de ces vues semblent avoir perdu aujourd’hui de leur nouveauté, c’est que le succès même de l’enseignement de M. Patin les a rendues plus ou moins familières à tout le monde. À cela sont exposés tous ceux qui ont eu de l’autorité dans la science. Leurs idées passent de main en main, entrent dans les écoles, des maîtres se communiquent aux disciples, qui les répandent à leur tour sans en connaître la première origine. Plus un professeur a de talent et de science, plus il travaille, selon le mot de Fontenelle, à se rendre inutile. Aussi n’est-il que juste, à propos de ce livre, de témoigner au professeur émérite, auquel le public est depuis si longtemps redevable, une reconnaissance dont l’hommage n’est point déplacé ici, puisqu’il s’adresse, non-seulement à un éminent érudit, mais à un des plus anciens collaborateurs de la Revue.

MARTHA.

L. Buloz.