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un morceau de bravoure, une ariette réussie, qui ranime l’attention et délasse la pensée. Ces morceaux de bravoure eux-mêmes ne sont point irréprochables. Ils sont déparés par une affectation d’autant plus regrettable qu’elle est volontaire et réfléchie. Une critique bienveillante doit avertir les auteurs du tort que ce travers leur inflige, car il dépend d’eux de s’en corriger. Quant aux reproches qui s’adressent à la conception et à la conduite de l’action, ils sont plus sérieux, et peut-être le mode même de travail adopté par MM. de Goncourt n’est-il pas tout à fait étranger au manque d’unité qu’on peut signaler dans leurs livres. Toute collaboration offre à l’esprit un assez singulier problème, du moins lorsqu’il est question de faire œuvre d’artiste. S’il s’agit d’un mélodrame, d’un vaudeville ou de quelque autre besogne de même force, nulle difficulté sans doute. Un auteur à court de bons mots ou d’aventures va tout naturellement réclamer l’assistance d’un confrère mieux en fonds. Dès qu’on aborde un genre plus élevé, ces sortes d’associations sont moins aisées à comprendre. Qu’est-ce qu’un roman, un livre, sinon la manifestation d’une pensée personnelle ? Quand on se trouve, et cela ne laisse pas d’arriver de temps en temps, en présence d’un ouvrage bien conçu, homogène, harmonieux, et pourtant issu de plusieurs pères, il a pour la curiosité le piquant d’une gageure heureuse et l’attrait d’un phénomène. On en constate les mérites, et on se demande aussi comment il peut avoir des mérites de ce genre et n’être pas plus décousu. Avec MM. Edmond et Jules de Goncourt, le lecteur ne songe point à se poser ces questions. Ce qu’ils nous présentent sous le nom de roman, c’est une suite de paysages, de descriptions et de croquis. On conçoit très bien qu’on se mette à deux, on concevrait à la rigueur qu’on se mît à dix pour bâtir des livres sur ce modèle. Faut-il voir dans cette façon d’écrire l’application des règles d’une esthétique nouvelle, ou bien cet expédient leur aurait-il été suggéré par le désir de concilier tant bien que mal les exigences de la production littéraire avec les satisfactions du travail collectif ? Peu importe, le procédé existe ; acceptons-le comme un fait, et jugeons-le par ce qu’il produit.

On se doute déjà qu’il ne peut produire de très bons romans. Voulez-vous des églises, des cimetières, des jardins, des intérieurs variés, tout cela vous le trouverez à profusion dans les auteurs voués à la méthode descriptive. Malheureusement tout cela ne constitue pas plus un roman que des décors ne constituent un drame. Si vous désirez pénétrer dans une âme, voir agir la personne humaine, assister à la lutte des passions, adressez-vous à d’autres guides qu’à ces paysagistes à la plume. Sans doute ce n’est pas un crime d’avoir plus de goût pour l’observation de la nature extérieure que pour la psychologie ; mais alors pourquoi ne pas rester sur le terrain que l’on préfère ? En s’aventurant au-delà, en ne se contentant pas d’être pittoresque et en voulant se montrer profond, on s’expose à tirer mauvais parti des qualités que l’on possède et à mettre