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moraliste a exprimé à mots couverts. Mme de Cambre ne peut plus compter ni sur M. de Turgy ni sur elle-même. Je suis perdue ! s’écriera-t-elle à la dernière scène de ce premier tableau ; elle pourrait, si elle voyait clair au fond de sa conscience, laisser échapper cet aveu dès le commencement. L’heure de la crise a sonné. La pauvre femme sent bien que l’amitié de Maxime, cette amitié d’abord si secourable, est devenue insensiblement pour elle le plus grave des périls. Le seul moyen d’échapper serait de garder sa fille auprès d’elle. « Sa présence, dit-elle, me serait si douce, si nécessaire ! » Mais voici les vacances qui finissent, et M. de Cambre a décidé que Cécile rentrerait au couvent. Cécile tente un dernier effort auprès de son père, et pendant ce temps Mme de Cambre, à demi folle déjà, déjà vaincue plus qu’à demi, attend son arrêt. Elle dit bien ; c’est son arrêt, un arrêt de vie ou de mort. Elle n’a d’ailleurs aucun espoir, elle ne se fait aucune illusion, elle sait que Cécile devra partir, Cécile qui seule pouvait la sauver ; aussi voyez comme elle glisse sur les pentes de l’abîme ! Il lui échappe des paroles dont elle eût rougi autrefois, elle joue avec l’amour de Maxime, elle le provoque par des coquetteries, elle raille ses froideurs, ses réticences, les étranges mystères de sa vie, cette obstination à ne pas vouloir se marier, ces projets de voyage en Égypte annoncés sans cesse depuis six ans et sans cesse ajournés… Est-ce bien Julie qui parle ? est-ce bien la noble Mme de Cambre si saintement résignée ? Non en vérité, c’est une autre personne ; Julie ne peut plus « compter sur elle-même, » et tout ce qui la soutenait a disparu, puisque Cécile vient de rapporter la réponse du père, c’est-à-dire l’arrêt trop prévu qui d’avance bouleversait l’épouse délaissée. Cette transformation de Julie, ces manèges inattendus, cette coquetterie douloureuse, ce ton bref, tout cela étonne et trouble M. de Turgy. Si Maxime n’était qu’un séducteur vulgaire, quelle occasion à saisir au vol ! Non, sa première pensée est de courir au secours de la chère victime, et noblement, généreusement, de la recommander à son mari. « Maurice, crois-tu que ta femme soit heureuse ? » Et il le sermonne en ami loyal, en homme d’honneur qui voudrait sauver trois personnes à la fois. « Ce n’est pas avec du luxe, avec des diamans et des dentelles qu’on s’acquitte envers une si noble créature. Ne la traite pas comme tes maîtresses, elle a droit à ton affection. Ne la paie point, aime-la. » La scène est hardie, elle toucherait à l’inconvenance sans l’art merveilleux de l’auteur, qui s’arrête juste à point, à la dernière limite, aussi maître de sa parole que de sa pensée. On ne saurait être plus téméraire avec plus de naturel et d’aisance. Maxime, nous l’avions bien deviné, plaidait sa propre cause en même temps qu’il réclamait pour Julie l’affection de Maurice. Julie, heureuse dans la joie de son foyer, eût cessé d’être pour lui cette tentation continuelle qu’il voulait fuir depuis six ans de peur de forfaire à l’honneur, et qui toujours le retenait malgré lui. Maurice n’a rien compris de tout cela ; il répond par des sarcasmes,