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point la femme la plus heureuse du monde ; n’a-t-elle pas des diamans, des dentelles, un grand train de maison, hôtel en ville et château à la campagne ? Que lui manque-t-il donc, et que peut-elle désirer ? Maurice lui a-t-il refusé jamais aucune des choses qui font la vie brillante ? Nous le savons, nous, dès les premières scènes, ce qui manque à Julie et ce que M. de Cambre lui refuse depuis dix-sept ans. Mariée à Maurice, qu’elle eût voulu aimer, Julie n’a trouvé aucune affection dans ce cœur égoïste. Abandonnée chaque jour pour des rivales indignes, est-elle mariée ? est-elle veuve ? Mieux vaudrait qu’elle fût veuve ; c’est le divorce, le froid divorce qui s’est installé dans sa maison sous le déguisement du mariage. Et le mari est toujours gai, souriant, heureux de la vie et satisfait de lui-même. Rien ne le gêne, rien ne l’inquiète. Pourtant cette femme si belle, si aimante, si digne d’amour, ne craint-il pas que l’abandon et l’ennui ne la poussent au mal ? Non, c’est le trait commun de ces libertins infatués que de se croire sur ce point à l’abri de tout péril. Celui-ci d’ailleurs, outre la confiance de la fatuité, a une théorie particulière sur cette question : il a remarqué dans le monde que jamais il n’arrivait malheur aux maris d’allure triomphante, à ceux qui ont des aventures et que des rivales se disputent ; la femme d’un tel homme n’oubliera jamais ses devoirs, elle place trop haut son seigneur et maître. Ce sont les simples, les naïfs, les gens de vertu bourgeoise et d’existence régulière qui sont exposés à devenir ridicules ; on fait d’eux si peu de cas ! Maurice a tort ; ce ne sont pas ses triomphantes allures, ce n’est pas une sotte admiration du libertinage cavalier qui a préservé Mme de Cambre. Julie est restée pure parce qu’elle a le respect d’elle-même, c’est une âme noble et vaillante. Que d’autres s’encouragent par des sophismes et invoquent la peine du talion contre l’indigne mari qui les torture, jamais l’ombre de cette pensée n’a effleuré cette conscience délicate. Elle souffre, elle pleure, elle voit s’enfuir les années, elle se dit qu’elle aura espéré en vain l’ineffable bonheur d’une affection vraie ; tristesse courageuse ! affliction sans défaillance ! aucune pensée mauvaise ne s’est mêlée jusqu’ici à ses regrets. Mais, quoi ! ne peut-il arriver un jour où la pauvre femme sentira ses forces épuisées dans cette lutte, où elle verra tout secours lui manquer et le sol se dérober sous ses pas ? Si ses enfans étaient là, quelle sauvegarde ! Non, M. de Cambre a pris soin de les éloigner. Le fils est à Brest, où il apprend son métier de marin, la fille passe l’année au couvent, où se prolonge son éducation, et c’est aux vacances seulement qu’elle vient passer quelques semaines auprès de sa mère. Pauvre mère ! pauvre femme ! pauvre âme abandonnée ! elle a beau se raidir contre les tristesses de cet abandon, que deviendra-t-elle, si quelque jour une voix lui dit : « Non, Julie, non, ne croyez pas que vous soyez seule au monde, sachez que vous avez été aimée, éperdument aimée. »

Cette voix, c’est celle de Maxime de Turgy, un ami de Maurice de