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monde ne change pas facilement les directions qu’il a une fois adoptées. La traversée de l’Asie se fait encore par le moyen des caravanes, procédé grossier, lent et coûteux, qui n’offre pas au négoce la sécurité dont il a besoin. Il y a quelques années, une société s’était formée sous le nom de Compagnie du chemin de fer de l’Euphrate ; mais elle n’a pas persisté dans ses projets, parce qu’une telle voie ne peut être lucrative, si elle n’est pas continuée jusqu’à Constantinople et rattachée sans interruption aux lignes du Danube. Si elle existait, une grande partie du commerce de l’Inde centrale et celui de toute l’Asie occidentale y descendraient, et viendraient passer à Constantinople ou s’embarquer à Smyrne ; mais il faudrait pour cela que le sultan et le shah construisissent des routes aboutissant à cette voie comme mille ruisseaux aboutissent à une grande rivière. Ajoutons que cette voie à travers l’Asie peut seule donner une grande valeur à celle qui va unir Vienne à Constantinople. Cette dernière ville en effet n’est ni centre de production ni centre de consommation, c’est une ville de négocians et de banquiers ; mais son commerce de transit pourra croître démesurément en quelques années, si le sultan sait s’y prendre et s’il est secondé.

Quant à la troisième route parallèle, la Russie sait mieux que nous le parti qu’elle en peut tirer. Tout ce qui se passe dans ce pays est enveloppé de mystère et rien ne s’y fait à ciel ouvert. Quand elle voudra, elle aussi, entrer dans le mouvement général du monde et en profiter, il ne suffira pas qu’elle construise des chemins de fer et des routes stratégiques : il faudra d’abord qu’elle renonce à des intrigues bonnes pour des émirs et des pachas du vieux temps, et qu’elle joue franc jeu comme les nations civilisées, car la première condition d’une voie commerciale, c’est que le négociant y trouve la sécurité. Il y a des compagnies qui vont ouvrir des chemins de fer jusqu’au rivage de la Caspienne ; on parle d’une autre société qui continuerait cette voie du côté de l’est en remontant l’Oxus par Khiva et Boukhara ; on gagnera ainsi la frontière de l’Inde, que de l’autre côté les voies anglaises atteindront bientôt. Il est vrai que les Anglais n’expédieront pas un colis par cette route, lors même qu’elle serait la plus parfaite, la plus rapide et la moins coûteuse, parce que ce colis ne serait pas en sûreté, tandis que les voies indiennes n’offrent aucun péril, que de Bombay à Marseille les risques de mer sont couverts par des assurances, et que de Marseille à Londres le monde entier pourrait circuler, sans avoir de comptes à rendre à personne, sous la protection équitable de notre civilisation. Pourtant, si un jour cette dernière venait à prévaloir en Russie, et s’il était jamais démontré que cet empire n’ambitionne plus ce qui ne peut lui appartenir, la grande voie du nord deviendrait importante, parce qu’une partie des produits de l’Inde, du