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verrons tout à l’heure à quelle condition la Turquie pourra éviter un Sadowa. La race italienne a beaucoup plus largement profité de Solferino que la race grecque n’a profité de Navarin, car l’indépendance ne fut donnée ni à la Thessalie, ni à l’Epire, ni à la Macédoine, ni aux plus belles îles, tandis que l’Italie chassa l’absolutisme de tout son sol, à l’exception de Venise et de Rome. Sadowa affranchit Venise, il ne reste plus que Rome ; mais celle-ci sera réunie à son tour à l’Italie, sans combat, espérons-le, et par la force des choses, attendu qu’elle est italienne. Si Navarin avait eu toutes ses conséquences, les provinces du nord et les îles auraient fait partie du royaume de Grèce ; les choses ayant été réglées autrement, ces pays sont devenus, comme disent les Allemands, l’objectif que les Hellènes ont sans cesse devant les yeux. Au terme de la route, plusieurs entrevoient Constantinople, comme les Italiens voient Rome ; mais il n’est pas probable que Constantinople appartienne de longtemps ou même jamais à la Grèce, tandis que le destin de Rome est de devenir la capitale de l’Italie. Constantinople n’a jamais été plus qu’une colonie grecque ; ce ne sont pas les Grecs qui en ont fait le centre d’un empire, ce sont les césars romains ; ces derniers y introduisirent leur administration et leurs administrateurs. La ville n’a pas même un nom grec ; quand elle perdit son vieux nom thrace de Byzance, ce fut pour prendre le nom latin d’un empereur de Rome. Sa population fut un mélange de toutes les nations, mélange où les Grecs ne furent probablement jamais en majorité et où leur belle langue se transforma en un véritable jargon. Aujourd’hui elle est encore habitée par des hommes de toutes les races : sa population s’élève, dit-on, à 1 million d’âmes dont 1/10e à peu près est grec ou grécisé. Ainsi ni l’histoire ni la race n’autorisent les Grecs à revendiquer Constantinople ; si ce droit leur appartenait, ils pourraient à plus juste titre réclamer Alexandrie, la Sicile, Naples, Gênes, Nice et Marseille même, qui se vante encore d’être habitée par des Phocéens. Il reste donc la religion ; mais, si le patriarche de Constantinople est le premier évêque d’Orient ou a la prétention de l’être, il n’en est pas le pape : la conquête politique de cette ville ne saurait rien ajouter à son autorité, à moins qu’elle n’eût pour conséquence la création en sa faveur d’un souverain pontificat et d’un papisme oriental. Si cela devait être, les Grecs seraient les premiers à regretter la conquête de Constantinople, car elle produirait chez eux ces luttes intestines de la religion et de l’état qui fatiguent et épuisent les peuples latins.

Constantinople n’est donc en aucune manière à l’égard des peuples grecs dans la même situation que Rome à l’égard des Italiens. Les Hellènes commencent à le comprendre : la « grande idée » perd