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menaçaient le pays, deux mots introduits dans la formule du vote donnèrent à ce ministère une puissance dictatoriale. Le premier usage qu’il en fit fut de tenter un coup de main sur l’encaisse de la banque ; celle-ci se retrancha dans la légalité, et ne parvint à conjurer sa ruine qu’en souscrivant un prêt le couteau sur la gorge. Tous les Grecs le savent, et comprennent, je pense, ce qu’un gouvernement absolu pourrait faire en pareille occurrence.

L’absolutisme d’ailleurs n’a pas un seul point d’appui dans ce pays : il ne peut saisir l’homme que dans sa personne ou dans ses biens. Or le Grec est insaisissable dans ses montagnes ; tout l’empire turc a été impuissant contre le Magne pendant quatre siècles ; que pourrait donc faire un roi ou un usurpateur régnant dans Athènes ou dans Nauplie ? Quant à leurs biens, on sait que jusqu’à présent les propriétés des Hellènes ont peu de valeur, et qu’eux-mêmes sont au besoin d’une sobriété qui assure leur indépendance. De quoi ont vécu les Crétois depuis deux ans ? Néanmoins ils ne se sont soumis que du jour où ils ont vu l’Europe les abandonner.

Si les Grecs avaient ici besoin d’un conseil, ce que je ne crois pas, il faudrait leur dire de conserver leur liberté et leur constitution en l’améliorant dans la pratique. C’est comme peuple libre qu’ils contrastent avec les états de l’Asie, et qu’ils attirent à eux les hommes de leur race encore soumis à l’absolutisme musulman. Si le peuple hellène avait voulu continuer de vivre sous ce joug, aurait-il avant 1830 intéressé l’Europe comme il l’a fait ? Croit-on qu’on eût livré la bataille de Navarin pour établir un petit prince absolu à côté du grand ? C’est donc à cause de son libéralisme qu’il a trouvé tant d’amis en Occident. A quel moment lui arrive-t-il de les perdre ou de les voir se refroidir ? C’est quand on le croit d’accord avec les Russes, non parce que ces derniers sont Russes, mais parce que, seule en Europe, la Russie représente aujourd’hui le principe des gouvernemens absolus.

Puisque nous sommes sur ce sujet, je dois dire que, si le tsarisme a des partisans sincères parmi les Grecs, ils sont bien peu nombreux et bien impuissans. Le Grec est avisé ; il écoute toujours, en vrai marin, de quel côté souffle le vent. Or il sait très bien que, s’il se donnait une monarchie absolue, abandonné de toute l’Europe libérale, il tomberait aussitôt sous la domination de la Russie ; il aurait le tsar pour souverain et pour pape, la Sibérie pour prison, la Pologne pour consolatrice et Constantinople pour capitale ; seulement cette capitale ne serait pas la sienne. C’est donc sa constitution libérale qui le défend contre cette absorption, dont le centre est heureusement éloigné. C’est elle aussi qui lui permet d’entrer, quand il le voudra, dans le concert des nations civilisées.

On dit que cette constitution est trop libérale, qu’elle divise les