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qui devait régner plus tard sous le nom de Frédéric VI, avait, comme son père, expérimenté les bienfaits de cette éducation facticement rustique dont grâce à Rousseau la mode s’était établie jusque dans ces contrées lointaines. Par application des principes de l’Emile, on tenait toute l’année le pauvre enfant sans bas ni souliers ; on le forçait par les plus grands froids à se précipiter dans une cuve d’eau glacée. On ne le nourrissait que de légumes, d’eau et de laitage. On lui laissait pour unique compagnon un enfant de son âge qu’on instruisait à le traiter d’égal à égal, et on s’applaudissait que le prince fût battu et maltraité par lui. Qu’il faille ou non en attribuer le mérite à ce singulier système d’éducation, le prince royal était à quatorze ans un enfant d’une intelligence et d’une vigueur de caractère peu communes, en état d’entretenir avec Bernstorff une correspondance secrète sur les sujets les plus graves. A seize ans, la loi constitutionnelle du Danemark lui donnait le droit de siéger au conseil ; mais ses partisans redoutaient que les favoris de la reine-mère n’allassent jusqu’à la violence pour l’en écarter. Ils s’adressèrent à Elliot. Celui-ci avait ordre du cabinet britannique de se tenir à l’écart et de ne se mêler de rien ; mais il n’était pas homme à s’embarrasser des instructions de ses chefs quand il les croyait contraires aux véritables intérêts de son pays. Aussi ne se fit-il pas scrupule de promettre son appui aux conjurés. Quelques jours avant sa majorité, le jeune prince reçut le sacrement de confirmation dans la chapelle royale. Publiquement interrogé sur les articles de sa foi, il étonna tous les assistans par la fermeté et la lucidité de ses réponses. La gravité de sa contenance, son air doux et recueilli, attirèrent tous les regards. On fut frappé de sa ressemblance avec sa mère, la belle et infortunée Caroline-Mathilde, dont on avait oublié les torts, et dont on ne se rappelait plus que la bonté. Les larmes coulaient de tous les yeux, et les partisans de la reine-mère eurent le pressentiment que leur règne touchait à sa fin. Quelques jours après, le prince royal s’asseyait pour la première fois à la table du conseil. Sans laisser à personne le temps de prendre la parole, il donna lecture d’un mémoire où l’administration de la reine-mère était vivement critiquée, et il présenta au roi un projet de décret d’après lequel tous les ministres étaient congédiés, et tous les ordres devaient être désormais contre-signés par le prince royal. Ce fut une scène curieuse. Le roi, surpris, hébété, confondu qu’on lui demandât une détermination quelconque, regardait de tous les côtés comme pour demander conseil. Guldbefg, en joueur avisé qui sent la partie perdue, gardait un profond silence. Les autres ministres s’agitaient. « Votre altesse n’entend certainement pas, s’écria l’un d’eux,