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la cour de Copenhague. Le même mouvement de haine aveugle qui renversa les meilleures de ses réformes s’attachait à proscrire tous les plaisirs qu’il avait inaugurés. On remettait en honneur les rigueurs pesantes de l’étiquette allemande, dont, sous l’influence de Struensée, on avait commencé à s’affranchir. Pour donner une idée de ce que ces rigueurs pouvaient être, il suffira de dire qu’en vue de régler l’ordre des préséances une ordonnance royale avait autrefois divisé les gens titrés en catégories au nombre de cent et une. On désignait toujours les gens non par leur nom, mais par leur titre ; on était M. le conseiller, M. le chambellan, M. le fournisseur des provisions de terre et de mer. Naturellement les membres de chaque classe avaient un secret mépris pour ceux de la classe inférieure. On comprend qu’une société ainsi réglementée ne dût pas facilement ouvrir son sein aux étrangers. Un des prédécesseurs d’Elliot, le colonel Keith, assure dans ses mémoires que chaque grande famille danoise, après avoir invité une fois à dîner les ministres étrangers, se croyait dispensée de toute autre politesse, et qu’il n’était plus possible de remettre les pieds dans la maison où l’on avait été engagé. La cour était donc le seul lieu de réunion. Keith nous dit que de son temps il était d’étiquette de rassembler deux fois par semaine au palais d’Hirscholm les membres du corps diplomatique et de leur offrir un magnifique repas, auquel le roi et la reine assistaient en personne. Cet usage, dernier souvenir de l’antique hospitalité Scandinave, était tombé en désuétude au temps d’Elliot. Le palais d’Hirscholm lui-même, magnifique demeure où les tableaux et les glaces étaient encadrés d’argent massif, de cristal de roche et de perles, avait été abandonné au lendemain de la mort de Struensée. Ses jardins, qui rivalisaient en magnificence avec ceux de Versailles, étaient devenus déserts, et le voyageur Coxe, qui visitait le Danemark durant le séjour d’Elliot, nous parle du lierre qui grimpait aux murailles et de l’herbe qui poussait dans les allées des parterres. La désolation de la royale demeure n’était que l’emblème de la tristesse de Copenhague sous la domination de l’austère et vindicative Julie de Brunswick.

Lors de l’arrivée d’Elliot à Copenhague, il y avait plus de dix ans que cette princesse ambitieuse et son favori Guldberg tenaient d’une main ferme les rênes du pouvoir. Il existait cependant un parti de mécontens, à la tête duquel était le comte de Bernstorff, de cette grande famille des Bernstorff dont le nom revient si souvent dans l’histoire des cours du nord. Tenu systématiquement à l’écart, le parti Bernstorff avait ajourné ses espérances jusqu’à l’époque où le prince royal, fils de Caroline-Mathilde, serait appelé par son âge à siéger dans le conseil des ministres. Ce prince,