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premier mariage une fille unique, héritière de sa beauté. Charlotte de Krauth, bien qu’à peine âgée de seize ans, avait déjà, par une coïncidence singulière, fait une vive impression sur sir James Harris, le prédécesseur d’Elliot. L’austère et caustique censeur de la société de Berlin avait su cependant se dérober à ses séductions, et peut-être l’expérience d’un amant désabusé lui avait-elle dicté l’avertissement laconique qu’en partant il avait donné à Elliot : fuyez toutes les femmes en général. Quoi qu’il en soit, l’avis fut perdu pour son successeur, qui, à peine installé à Rheinsberg, tomba éperdument amoureux de Mlle de Krauth. Au début de cette inclination, Elliot s’imaginait peut-être qu’il serait question d’une liaison fugitive, comme s’il s’était encore agi d’une fille d’honneur de l’électrice de Bavière. Il dut bientôt s’apercevoir de son erreur. C’était au mariage que l’on tendait. Naguère encore, Elliot y répugnait autant qu’homme du monde. « Il n’y a, écrivait-il au marquis de Bombelles, que deux métiers dans ce monde : détruire ou procréer. Les deux ont leur danger ; mais il est vrai que, si nous sommes malheureux dans le second, ce sont du moins nos amis qui en profitent. » Pour l’amener à cette extrémité redoutable, il fallut donc de la part de Mme de Verelst des prodiges d’habileté, prodiges d’autant plus grands qu’Elliot opposa une belle résistance. Dans cette lutte de deux années engagée entre l’adresse d’une femme et la perspicacité d’un diplomate, ce fut naturellement la femme qui triompha. Pour forcer la main à Elliot, il fallut cependant recourir au dernier moment à un expédient suprême ! , celui de tout rompre en déclarant que l’honneur de Charlotte était compromis par d’aussi longues hésitations. Le mariage fut enfin conclu dans le courant de l’année 1779. Nous aurons plus tard à en raconter les fâcheuses conséquences. Pour le moment, nous allons laisser de côté l’homme privé, et c’est le diplomate qui va entrer en scène.

Les débuts d’Elliot à Berlin n’avaient pas été très heureux. Il s’était mis dans le cas d’être accusé d’une violation brutale du droit des gens et presque de la probité. Voici le fait, qui en son temps a fait du bruit en Europe. Les colonies d’Amérique, en guerre avec l’Angleterre, avaient envoyé en Prusse deux délégués chargés de solliciter une alliance. Durant leur séjour, on pénétra dans leur chambre, on força leur secrétaire, et on leur enleva leurs papiers les plus secrets, qui le lendemain furent trouvés dans les mains d’Elliot. Celui-ci fut naturellement accusé d’avoir été l’instigateur du vol, et il est certain qu’il avait dans cette affaire sa part de responsabilité. Cependant il est assez difficile d’en déterminer l’étendue en présence de la différence des versions. S’il fallait en croire